mardi 3 juin 2008

Laurent AUCHER Espace matériel, espace mémoriel du groupe dominant

Journées doctorales des 11 & 12 juin

En m’appuyant sur les travaux de Maurice Halbwachs, le théoricien français de la sociologie de la mémoire[i], j’ai soutenu en 1996 un mémoire de D.E.A. intitulé : La mémoire ouvrière métallurgique à Vierzon[ii]. La thèse de doctorat que je prépare actuellement sous la direction de Numa Murard, au Centre de Sociologie des Pratiques et des Représentations Politiques (C.S.P.R.P.) de l’Université de Paris 7, s’inscrit dans le prolongement du travail réalisé en D.E.A. En l’état actuel, l’intitulé de cette thèse est : Mémoire collective et générations. Étude de la mémoire ouvrière métallurgique à Vierzon sur deux générations. Elle vise à établir une articulation entre la notion de mémoire collective issue du second système de sociologie de la mémoire chez Maurice Halbwachs[iii] et la notion de génération empruntée au sociologue hongrois Karl Mannheim[iv]. Plus spécifiquement, elle porte sur la question de la mémoire ouvrière métallurgique à Vierzon sur deux générations et la manière dont la seconde génération réactualise sa propre mémoire au regard de la première. En terme d’échéances, je prévois de commencer les entretiens avec les ouvriers et anciens ouvriers métallurgistes en septembre. Je termine actuellement l’analyse des données relatives au terrain de recherche. Parmi les éléments déjà étudiés, il y a le rapport entre l’espace et le processus de mémorisation. C’est cet élément que j’ai choisi de vous exposer. Je l’ai intitulé : « Espace matériel, espace mémoriel du groupe dominant ».

Vierzon, dont je suis originaire, est située à environ deux cent kilomètres au sud de Paris dans le département du Cher. C’est une ville ouvrière à charpente sociale extrêmement résistante. Le processus d’industrialisation de la ville commence en 1779 avec l’installation d’un complexe métallurgique par le comte d’Artois[v]. Dans le courant du XIXème siècle, ce processus se poursuit avec le développement d’autres secteurs industriels ainsi que la spécialisation de la métallurgie dans le machinisme agricole. Le premier atelier de mécanique agricole est ouvert le 15 octobre 1848 par Célestin Gérard[vi]. Au début du XXème siècle, Vierzon possède quatre usines de fabrication de matériel qui emploient selon les saisons jusqu’à 1.500 personnes. La plus importante de ces quatre usines est la « Société Française de Matériel Agricole et Industriel » (S.F.M.A.I.), plus communément appelée la « Société Française » ou « La Française ». Dans le milieu des années cinquante, Vierzon traverse une grave crise économique qui n’épargne pas le secteur métallurgique. La Française rachète ses concurrents avant d’être elle-même absorbée par la société états-unienne « Case » qui oriente l’activité vers la construction de tractopelles (ou backhoes). L’annonce de la fermeture de Case intervient le 29 mars 1994. Malgré les incidents de juin 1994 entre les salariés et les forces de l’ordre, malgré aussi les 5.000 manifestants d’avril 1995 dans les rues de Vierzon, l’usine cesse définitivement ses activités le 14 décembre 1995. Il va sans dire que cette fermeture génère une crise identitaire profonde. Rapidement, elle pose aussi la question de la requalification du site. L’usine s’est développée sur une période d’environ cent cinquante ans et sur une superficie de sept hectares situés dans le quartier de la gare en plein centre-ville. Plusieurs idées de requalification émergent comme la création d’un pôle commercial, de la Cité de l’Espace ou de celle du Son. En 1998, Frédéric Morillon, conseiller municipal délégué au patrimoine, envisage de créer un musée du machinisme agricole s’articulant autour de plusieurs lieux : un accueil-billetterie-documentation, une salle d’exposition, un atelier-école, etc. Il propose de raser plusieurs bâtiments pour cultiver le sol. Dans une interview au quotidien local La Nouvelle République en date du 23 avril, l’élu déclare : « [Nous pourrions planter] du blé et des vignes. Aussi l’été, nous ferions la moisson en direct, en hiver nous labourerions avec un tracteur de la Société Française et, l’automne, nous récolterions la vigne. » D’un point de vue mémoriel, cette proposition de Frédéric Morillon amène à formuler plusieurs remarques[vii]. D’abord elle réduit la métallurgie au seul secteur du machinisme agricole. Cela revient à exclure les autres matériels fabriqués comme les tractopelles de Case et, de manière concomitante, toute une mémoire, en particulier celle des ouvriers de la métallurgie. Ensuite le processus de mise en valeur de la mémoire s’apparente à un processus de folklorisation. Dans son texte La Beauté du mort, l’anthropologue Michel de Certeau analyse ce processus qui consiste à être fasciné par un objet disparu avant d’en faire un objet sublimé[viii]. Enfin la proposition amalgame mémoire de ceux qui ont produit les machines et mémoire de ceux qui les ont utilisées. Cela revient à privilégier les seconds et à exclure les autres.

En 1999, l’ancienne friche industrielle est requalifiée. Les élus en profitent pour inscrire plusieurs éléments du cadre bâti à l’inventaire supplémentaire des Monuments Historiques. Elle devient un Pôle d’Économie du Patrimoine (P.E.P.). Le P.E.P. est initié par la Délégation à l’Aménagement du Territoire et à l’Action Régionale (D.A.T.A.R.). Il poursuit comme objectif le développement de projets économiques fondés sur la valorisation patrimoniale à l’échelle d’un pays, notamment à des fins de tourisme culturel. Plusieurs projets sont réalisés parmi lesquels la réhabilitation de la maison de Célestin Gérard en restaurant gastronomique, l’aménagement d’un parc paysager « Les jardins de la Française », la réhabilitation de l’îlot « B3 » (restauration de la façade, aménagement d’une esplanade et des abords, construction d’un cinéma et d’un centre de conférence). Entre 1987[ix] et 2005, ce sont plus de dix-huit millions d’euros (dont 10.610.000 euros de subventions) qui sont investis par les collectivités sur le site. Les élus concernés par cette requalification de l’ancienne friche industrielle de Case semblent avoir voulu établir un équilibre entre les différents secteurs d’activités : création d’un pôle tertiaire, construction d’un cinéma, relocalisation d’une unité de production métallurgique[x], etc. Ces élus, conseillers municipaux et conseillers communautaires[xi], appartenaient à une majorité de centre-droit dirigée par Jean Rousseau (ancien socialiste, celui-ci a été maire de Vierzon de 1990 à 2008, date à laquelle il a été battu par le candidat communiste). Ces élus constituaient un groupe à part entière soumis à l’influence plus ou moins importante d’autres groupes locaux : associations, journalistes, etc. À l’inverse, il exerçait sur ces mêmes groupes son influence. Il était le groupe dominant en raison de son pouvoir décisionnaire, notamment au niveau de la requalification, et de sa permanence dans l’espace social durant dix-huit ans. Si le changement de municipalité provoque en avril 2008 la dissolution physique du groupe, celui-ci continue néanmoins à maintenir virtuellement sa domination dans la mesure où la requalification urbaine s’est accompagnée d’une requalification mémorielle.
Il n’existe pas, au sens où l’entend Maurice Halbwachs[xii], de mémoire collective d’une ville mais d’un groupe dans la ville. Au même titre qu’il n’y a pas une conscience collective d’une ville mais d’un groupe dans la ville. Chaque groupe est porteur d’une mémoire qui lui est propre. Ainsi, la mémoire collective des ouvriers métallurgistes est différente de celle des artisans, de celle des commerçants, etc. L’espace, cadre social de la mémoire, permet à chaque groupe de se souvenir. Dans son livre Ma Française, le journaliste local Rémi Beurion cite l’exemple d’un retraité de la métallurgie (ayant travaillé à la Société Française puis à Case) qui, lors d’une interview réalisée en avril 1999 sur son ancien poste de travail, accède à une partie de sa mémoire involontaire au moment où il entend le bruit des gouttes de pluie sur la verrière[xiii].
L’espace matériel est aussi l’espace d’une représentation collective. Le processus de requalification permet de mettre en évidence que cette représentation collective est celle du groupe dominant. Plusieurs éléments justifient cette assertion. L’ancienne friche industrielle de Case est rebaptisée « site Société-Française ». L’occultation du patronyme Case exclut Case et ce qui s’y rattache du contenu mémoriel : les « Casistes », les objets fabriqués, etc. Elle permet l’oubli de ceux qui sont à l’origine de la fermeture de Case en 1995. Elle permet aussi de magnifier la Société Française, de sublimer le mort pour reprendre les termes de Michel de Certeau[xiv]. L’occultation du nom de Case est renforcée par la généralisation toponymique des termes de « Société Française » et « Célestin Gérard » pour désigner des éléments spatiaux : la rue de la Société-Française (anciennement rue Maxime-Gorki), le Jardin de la Française, l’Esplanade de la Française, la résidence « Le Célestin » et le restaurant « La Maison de Célestin ». Il en est de même avec l’usage du patronyme « Eiffel » pour parler de la façade de l’ancien îlot B3. La juxtaposition des trois qualificatifs toponymiques est une facticité historique : la Société Française n’a pas été créée par Célestin Gérard mais par Lucien Arbel et Gustave Eiffel n’a pas construit ni même conçu la façade qui porte son nom. La juxtaposition est une mise en sens qui légitime la mise en scène matérielle de la mémoire du groupe dominant : linceul eiffelisé sur le corps inerte de la Société Française et costume orné de la légion d’honneur sur le buste de Célestin Gérard dans le jardin de la Française. Le groupe dominant transforme ces deux éléments du patrimoine vierzonnais en figures archétypales pour imposer aux autres groupes, dans l’espace matériel, l’espace d’une représentation collective porteuse des valeurs entrepreneuriales et oublieuse des valeurs salariales.
[i] Disciple d’Émile DURKHEIM, Maurice HALBWACHS (1877-1945) élabore deux systèmes de la sociologie de la mémoire. Le premier découle des Cadres sociaux de la mémoire (1925) et l’autre de Mémoire collective (1950). Cet ouvrage publié à titre posthume et regroupant plusieurs dossiers manuscrits rédigés sur une période de vingt ans, de 1925 à 1944, a fait l’objet en 1997 d’une édition critique établie par Gérard NAMER chez Albin Michel. NAMER montre que Mémoire collective n’est pas un complément mais le renversement théorique des Cadres. Le second système envisage la mémoire comme l’expérience de la liberté individuelle. L’individu précisément se trouve en présence de plusieurs groupes sociaux réels ou virtuels. La mémoire individuelle est donc réévaluée par la possibilité d’un jeu entre plusieurs mémoires ou courants de mémoires. Le souvenir n’est plus comme dans Les Cadres la reconstruction du passé à partir du présent mais devient la reconstruction du présent à partir du passé.
[ii] Mémoire de D.E.A. soutenu en septembre 1996 à l’Université de Paris 7 – Denis Diderot sous la direction de Gérard NAMER.
[iii] Maurice HALBWACHS, La Mémoire collective, Édition critique établie par Gérard NAMER (préparée en collaboration avec Marie JAISSON), Préface et Postface de Gérard NAMER, Albin Michel, 1997.
[iv] Karl MANNHEIM, Le Problème des générations, Traduction de l’allemand par Gérard MAUGER et Nia PERIVOLAROPOULOS, Introduction et Postface de Gérard MAUGER, Nathan, 1990.
[v] Seigneur apanagiste de Vierzon et futur Charles X.
[vi] Célestin GÉRARD est l’inventeur de la locomobile. Il construira des batteuses, des tarares et autres manèges à chevaux. La société « GÉRARD et fils » sera vendue à Lucien ARBEL, le fondateur en 1879 de ce qui deviendra la « Société Française de Matériel Agricole ».
[vii] Cf. l’article intitulé « Aux origines de la métallurgie » que j’ai fait paraître dans La Nouvelle République en date du 09-10/05/1998.
[viii] « La Beauté du mort » est un texte de Michel de CERTEAU écrit en collaboration avec Dominique JULIA et Jacques REVEL. Il constitue le chapitre III de son livre La Culture au pluriel, Ed. établie et présentée par Luce GIARD, Le Seuil, coll. Points Essais n°267, pp. 45-72, 1993.
[ix] 1987 est l’année où la ville a acquis l’îlot « B9 » qui deviendra en 1997 la « Maison des cultures professionnelles ».
[x] Pour être précis, la relocalisation intervient au moment de la fermeture de Case. Deux entreprises métallurgiques s’installent sur les parcelles situées au sud du site, rue du Bas-de-Grange. Il s’agit de « Telescopelle » et de « B.S.P.I. ». Des deux entreprises, seule subsiste B.S.P.I. qui devient « Soudacier ». Celle-ci occupe actuellement un emplacement que l’ancienne municipalité voulait à terme transformer en espace résidentiel de qualité appelé « Les Terrasses du Canal ». C’est pour cette raison qu’elle avait décidé de classer l’emplacement en zone d’urbanisation future à vocation d’habitat dans le Plan Local d’Urbanisme (P.L.U.). Lors du Conseil du 22 mai 2008, la nouvelle municipalité a lancé à la demande de Soudacier une procédure de révision simplifiée du P.L.U. pour lui permettre de se maintenir et de se développer sur son emplacement actuel.
[xi] Il s’agit de la « Communauté de communes du Pays des Cinq Rivières » qui comprend Méry-sur-Cher, Thénioux et Vierzon. Elle a en charge les questions économiques depuis sa création.
[xii] Maurice HALBWACHS a élaboré plusieurs théories de l’espace comme cadre social de la mémoire. Celle qui est partiellement reprise ici est extraite du cinquième chapitre de Mémoire collective intitulé « La mémoire collective et l’espace » (Edition critique établie par Gérard NAMER en collaboration avec Marie JAISSON, Albin Michel, 1997).
[xiii] Rémi BEURION, Ma Française, La Bouinotte, pp. 45-46.
Dans l’exemple cité, le bruit des gouttes sur la verrière s’apparente à ce que l’on nomme au sens proustien un vecteur mémoriel.
[xiv] En 2008, il ne reste aucune trace signifiante de la présence de Case en dehors d’un logotype partiellement effacé sur une porte métallique située au niveau d’un ancien bâtiment de la rue du Bas-de-Grange.