mardi 13 mai 2008

Journées des doctorants 11 & 12 juin 2008

programme temporaire

Mercredi 11 juin, matinée

Laurent Aucher, "Etude sur la mémoire collective et les générations : champ théorique et méthode". Discutant : Etienne Tassin.

Jamil Kadi, "La résilience chez les enfants en situation de guerre (Palestine)". Discutante : Marie-Claire Calsz-Tschopp.

Michaela Fiserova, "La censure en tant que délimitation du représentable : la photographie et la politique en Slovaquie. 1968-1989". Discutante : Sonia Dayan-Herzbrun.

Christina Fometescu, "Politique et vie privée dans la Roumanie socialiste". Discutant : Marc Bessin.

Mercredi 11 juin, après-midi

Marc Le Ny, "La loi chez Arendt". Discutante : Martine Leibovici.

Hourya Benthouami, "(Non-) violence et reconnaissance : les stratégies divergentes de F. Fanon et M. Gandhi". Discutant : Francisco Naishtat.

Gisèle Foto, "L'enseignement de l'arabe au Cameroun et l'intégration des arabisants". Discutante : Fatou Sow.

Michael Nafi, "Entre orientalisme et anti-orientalisme: Voegelin, une troisième voie". Discutante : Géraldine Muhlmann.

Jeudi 12 juin : thèses venant bientôt en soutenance

Christel Coton. Discutant : Laurent Fleury. Alexandre Piettre. Discutant : Denis Merklen.

Nada Allan. Discutant : Azadeh Kian. Elisabeth Pernigotti. Discutant : Martine Leibovici.

Coline Cardi. Discutant Azadeh Kian.

Michaela Fiserova, La photographie et le politique. Slovaquie : 1968-1989.

Problèmes de la représentation visuelle et verbale sur l'exemple de la photographie documentaire

Thèse en co-tutelle (Université Paris VII, France & Université Comenius, Bratislava, Slovaquie)

Partage du visible.
Croisement du sémiotique et du politique dans le cas de la censure des photographies


Dans ma thèse, j’étudie le problème de la censure des photographies documentaires prises pendant la période de normalisation (1968-1989) en Slovaquie, afin de montrer que ces images ont été successivement traitées par deux discours différents (celui du socialisme à l’époque et celui de la démocratie depuis), ce qui a conduit à deux modes de leurs sélection et interprétation officielles.
Par présentation de ce décalage exemplaire des pratiques esthétiques, je vise un problème de caractère théorique universel : celui de la visualité, entendue comme régime de vision propre à une culture et à une période historique donnée.
Du point de vue métodologique, mon enquête consiste notamment en une recherche „archéologique“ (définie à la manière de Michel Foucault). Je mobilise par là une double stratégie de travail. D’un côté, j’analyse les énoncés (textes expliquant les images légitimement visibles) et les visibilités (images sélectionnées en tant qu’illustrations pertinentes des textes) au niveau des archives des deux périodes en question (avant et après le changement de régime politique en Slovaquie en 1989). D’un autre côté, à partir de cette analyse, je vise à défnir le fonctionnement des normes esthétiques et leur rapport aux limites politiques de la vision.


I. J'évoque brièvement un cas exemplaire de la censure des photographies. Celle-ci sera entendue comme stratégie d’exclusion de certaines images du partage légitime.
II. Je propose de réfléchir à ce problème sous l’angle de la philosophie politique de Jacques Rancière, afin de confronter sa pensée de l’image et du partage du sensible à la pensée des signes (Peirce, Eco) et de la représentation (Kant, Lyotard).
III. Je veux ainsi clarifier deux choses. D’un côté, justifier pourquoi la photographie documentaire est plus souvent victime de censure que les autres types d’images fixes. D’un autre côté, expliquer le fonctionnement de la censure des images: dire pourquoi et comment la censure délimite le partage du visible dans la société.

I. Censure : exclusion du partage

Afin de réfléchir à ces questions au sein d’une problématique de la visibilité – entendue comme l’extension de l’ensemble des représentations légitimement visibles au cours d’une période historique - et pour cerner par la même occasion la délimitation politique de cet ensemble, je voudrais d’abord prêter attention à un cas exemplaire de ce problème: celui du fonctionnement de la double censure des photographies, prises en Slovaquie au cours de la période dite de „normalisation“[1]. À titre d'exemple, je m’appuie sur deux publications de l’histoire de la photographie slovaque – l’une qui parut à la fin de la normalisation en 1989
[2] et l’autre récemment, en 2001[3]. Les deux sélections des photographies d’art exemplaires, proposées dans ces livres, méritent l’intérêt en ce qu'elles témoignent de deux époques historiques et de deux discours politiques différents. A savoir, tandis que le but des deux publications est identique – choisir les épreuves exemplaires et les présenter comme faisant partie de l’histoire de la photographie slovaque – la réalisation de cette tâche diffère : ces deux publications proposent deux choix „représentatifs“ très différents des photographies documentaires d’art, qui sont censés constituer l’histoire de ce genre. D’un côté, les textes des théoriciens de normalisation témoignent de la production des „guides“ didactiques, en ne faisant voir dans leur sélections ques les images compatibles avec la doctrine du « réalisme socialiste ». De l’autre côté, les théoriciens de l’époque contemporaine ne font voir dans leurs sélections que les photographies prises par les dissidents, c’est-à-dire les photographies qui n’ont pas pu être exposée – donc vues publiquement - à l’époque précédente.
Ce décalage exemplaire des deux sélections représentatives officielles des photographies documentaires (présentées dans les deux livres différents d’histoire de la photographie slovaque) est intéressant surtout en ce qu’il montre la censure en tant que stratégie d’exclusion de certaines éléments du partage public. Mais, la disparition des photographies documentaires au cours de la normalisation - et leur réapparition soudaine après la révolution de velours – ne met pas seulement en évidence le lien entre le discours politique et les limites de la visibilité des images. Elle permet de se poser également la question sur nos attentes de ces images: qu’est-ce qui les a rendu si redoutables qu’il fallait les éliminer?

II. Photographie: l‘image qui prouve?

Bien que le cas mentionné de la censure des photographies n‘est qu’un exemple du fonctionnement de la censure, le fait que nous l‘avons choisi ne résulte pas d‘un hasard. Il est dû au fait que la censure de la normalisation y prêtait une attention particulière. Alors, pourquoi la photographie? Très probalement parce que parmi toutes les images fixes, seule la photographie argentique - l’empreinte de la lumière – était jugée capable d‘offrir la représentation visuelle fiable du réel visible: on attendait d‘elle une „preuve“.
Mais le problème de la véracité de la photographie ne concerne pas seulement la période de normalisation. Même aujourd‘hui, la proclamation officielle d‘une interprétation de la photographie tant que son interprétation pertinente pourrait conduire à l‘accusation des personnes présentes sur le lieu au moment de sa prise, voire même au procès juridique.
La raison en est celle qu’à la différence des images faites à la main, la photographie est une empreinte et que, dans le discours juridique actuel, toute empreinte est considérée comme douée d’un pouvoir représentatif particulier. En témoignent non seulement les empreintes des doigts, mais aussi la pratique policière d‘enregistrement photographique, sonore et vidéo, réalisé le plus souvent sous forme de papiers d’identité, de registres de criminels, de vidéos et photos policières saisisant les accidents de la route, de photos prises sur les lieux du crime, de photos présentées à la cour de justice comme preuves de délits, etc. Parmi toutes les images fixes, la photographie est considérée d‘être le mieux capable de saisir l‘apparence de l‘événement réel, afin de l‘enfermer dans son image et d’en produire une représentation qui servira ensuite de preuve dans l‘enquête criminologique.

Afin de repenser cette crédibilité particulière, discoursivement attribuée à l’image photographique, je propose de voir le problème de sa véracité de deux façons: sous l’angle de la pensée sémiotique des empreintes (a) et celui la pensée politique des preuves (b).

a. Sémiotique des empreintes

Puisqu’elle est une empreinte, la photographie argentique est d’habitude considérée comme image „indicielle“. Cette caractéristique est originairement due à la conception sémiotique de Charles S. Peirce et à sa distinction de trois types de signes – l’icône, l’indice, le symbole – déterminés en fonction des relations que les signes établissent. Puisqu’à la différence d’images fabriquées à la main, la photographie est produite de manière chimique et technologique, en tant qu’empreinte de la lumière sur une surface photosensible, Peirce ne la prend pas pour l’icône: selon lui, ce n’est pas essentiellement le rapport de ressemblance qui la fonde comme signe. A son avis, „Les photographies, et en particulier les photographies instantannées, sont très instructives parce que nous savons qu’à certains égards elles ressemblent exactement aux objets qu’elles représentent.“ (Ecrits sur le signe, 151) Selon Peirce, cette ressemblance exacte, due au fait que les photographies sont „physiquement forcées de correspondre point par point à la nature“ (151), nous autorise à les ranger parmi les indices: signes liés à son référent par la relation de causalité et de contiguité, qui résulte de la connexion physique.
Cette théorie sémiotique peircienne de l’empreinte comme indice a été récemment revisitée par d’autres penseurs, dont sémioticien Umberto Eco. Malgré le fait que la conception sémiotique de Peirce est devenue pour lui la référence élémentaire pour son propre travail de sémioticien, Eco exprime certains désaccords à l’égard du modèle peircien. Il constate notamment qu’à ce jour, la théorie sémiotique n’a pas suffisamment élaboré le cas de l‘empreinte. La particularité de l’empreinte consiste, selon lui, dans le fait qu‘elle représente sa cause – la chose réellement visible au moment de l‘enregistrement - non seulement parce qu‘elle „témoigne“ d‘un contact physique avec cette cause, mais aussi parce qu‘elle y „ressemble“. Dans son livre Sémiotique et philosophie du langage Eco indique que ce contact physique fait que l’empreinte - qui n’est qu’un extrait, une punction visuelle de l‘évenément enregistré – peut passer pour la représentation fiable de l‘évenément en tant que tel: (p.19) „Témoin d’un contact, donc, mais témoin qui, par sa propre forme, révèle quelque chose de la forme de celui qui a laissé la trace.“
Dans le cas de la photographie, cela signifie que la forme de l’image fait voir la forme de celui qui y a laissé sa trace lors de la prise de l’empreinte. S’appuyant sur la supposition de la ressemblance exacte entre la photographie et l’enveloppe visuelle de l’évenément réel dont elle est empreinte, on cherche à reconnaître dans la photographie la chose réelle. Or, la réception de cette image se complique au moment où on passe de la certitude d‘un contact physique entre le réel visible et son image, à la recherche des ressemblances entre ce réel et son image. Dès qu‘on cherche à verbaliser ce qu’on voit sur l‘image photographique, on se met à chercher les ressemblances, mais sans garantie de reconnaître dans l‘image la chose qui était réellement visible au moment de la prise de la photographie: notre interprétation n’est toujours qu’une parmi plusieures possibles.
Quant à la distinction des interprétations „sensées“ des interprétations „paranoïaques“, Eco se pose en juge: à son avis, bien qu’il y a toujours plusieurs interprétations possibles, chaque interprétation n’est pas correcte. Comme Eco suppose qu’il existe dans toute culture un ensemble d’attentes fixant les limites de la crédibilité, il juge „paranoïaque“ toute interprétation qui „déduit le maximum possible d’une parenté minimale“ (Interprétation et surinterprétation, p. 44) et qui produit ainsi une „surinterprétation“ de l’objet interprété. En revanche, toute interprétation „sensée“ d’une photographie résulte d’un consensus qui a lieu dans le cadre des limites discursives, et qui fixe l’ensemble légitime des ressemblances et des „parentés“ trouvables entre l’image et le réel visible au moment de sa prise.

b. Politique des preuves

Voyons cependant ce problème de la véracité sous l’angle de la philosophie politique de Jacques Rancière. De manière semblable à Eco, Rancière accorde son attention à la réception de la photographie, afin de réfléchir sur les moyens de son usage, sur le statut d‘art qui lui a été attribué, et sur la crédibilité particulière liée à ce statut. Chez Rancière, cependant, la réflexion sémiotico-esthétique de l‘empreinte cède place à la réflexion politico-esthétique du „partage du sensible“: principe politique qui, selon Rancière, fonde et entretient les rapports complexes entre les images, les formes sociales de l’imagerie et moyens théoriques de sa critique. En ce qui concerne plus particulièrement l’image photographique, Rancière observe la théorie indicielle avec méfiance. A la différence de Eco, il trouve que la théorie peircienne de l‘empreinte n’est qu’un des prétextes contemporains pour lutter contre le structuralisme, parce que (Le partage du sensible, p. 49): „le discours sur l’originalité de la photographie comme art „indiciel“ est un discours tout récent qui appartient moins à l’histoire de la photographie qu’à celle du retournement postmoderne“. Mais dans le cas de la photographie, ce n’est pas seulement cet avènement postmoderne de la théorie peircienne qui préoccupe Rancière. A son avis, (Le partage du sensible p. 47): „Pourque les arts mécaniques puissent donner visibilité (…) ils doivent d’abord être reconnus comme arts. C’est-à-dire qu’ils doivent d’abord être pratiqués et reconnus comme autre chose que des techniques de reproduction ou de diffusion.“ Quant à la photographie, Rancière trouve qu‘elle ne s’est constituée comme art ni en raison de sa nature d’empreinte mécanique, ni par imitation des manières de l’art: la révolution technique n’y vient qu‘après la révolution esthétique qui a d’abord assuré la „gloire du quelconque“[4] dans la création picturale du début du 19e siècle et qui s’est répandue plus tard dans le domaine photographique[5]. Le retour actuel à cette théorie est selon lui d’autant plus erroné qu’il fait disparaître sa „généalogie“: en privilégiant le côté immédiat de la prise de vue et l’aspect impersonnel de l’enregistrement machinique, on néglige l’histoire des médiations entre l‘enregistrement et l’affect, qui rendent cet affect éprouvable. C’est pourquoi, plus que prêter attention à sa nature d’empreinte, il importe pour Rancière de connaître sa généalogie: à quel moment historique la photographie est devenue un art.

Afin de comprendre les différents positions théoriques de Eco et de Rancière, que je viens d’esquisser, je propose de revenir encore une fois à la réception de la photographie. Celle-ci montre que nos attentes de cette image sont doubles: on admet qu‘elle peut être interprétée de diverses manières; et pourtant, on tend à voir en elle un témoignage. Cela met en évidence que la réception de la photographie motivée par la recherche simultanée de la signification et de la preuve: séparément, ni la réflexion sémiotique ni la réflexion politique ne nous permettent pas de saisir suffisamment le problème de sa réception.
Quant à la théorie sémiotique de Eco, elle permet de mettre en évidence certaines particularités de l’interprétation de la photographie en tant qu‘empreinte: notamment le fait que cette image saisit non seulement ce que le photographe a décidé de mettre en image, mais tout ce qui était visible de la scène réelle au moment de la prise de la photo. Pourtant, ce fait n‘assure pas que l’interprétation „sensée“ de ce visible-là soit toujours identique: selon Eco, il existe toujours un ensemble d’interprétations correctes. Cette conclusion n‘aide cependant pas à penser l’épreuve comme preuve d’un évenément: on ne trouve chez Eco ni explication de la nature de l‘accord sur la signification, ni réflexion à ce qui mène à considérer certaines interprétations comme pertinentes.
Par contre, on trouve cette réflexion chez Rancière. Le concept du „partage du sensible“ qu’il introduit, permet à la fois de définir l’ensemble des interprétations „sensées“ dont parlait Eco, et de déterminer les manières légimites du partage des images dans la société. Mais, à notre avis, ce partage permet plus qu’indique Rancière: il rend également possible qu’on partage nos attentes des images partagées. Aucune image fabriquée à la main ne nous conduirait en effet à chercher la vérité de la scène mise en image par agrandissement de l’image elle-même: seules les photographies promettent de nous y faire voir le passé vu à nouveau. Cette attente de la photographie n’a cependant rien à voir avec le fait qu’elle s’est constitutée comme art, comme le croît Rancière. Elle résulte du fait que la photographie est empreinte, type de signe particulier. Puisque Rancière ignore cet aspect sémiotique, il lui échappe la particularité de nos attentes discoursives de la photographie, qui seule rend possible dans notre culture le fait étrange que celui qui témoine d’un évenément pris en image n’est pas le photographe, mais son appareil.
Le croisement essentiel du sémiotique et du politique dans la réception de l‘épreuve met en évidence que, bien qu’en réalité un évenément enregistré en photographie n’est pas accessible par simple agrandissement de cette image, on continue à associer cette attente à elle. Nous avons vu que Umberto Eco et Jacques Rancière, chacun de son côté, revisitent ces attentes, mais sans pouvoir vraiment sortir du problème. Eco voit, au delà de plusieurs interprétations possibles, un cadre d’interprétations correctes, mais il n’arrive pas à saisir cet ensemble parce qu’il ignore la pensée politique. A la différence de Eco, Rancière focalise directement sur ce cadre mais, puisqu‘il refuse de penser les signes, il lui échappe la signification particulière des empreintes, reconnue par les sémioticiens. Tandis que l’un recule avant de définir le cadre de la crédibilité de la photographie, l‘autre le définit mais néglige le fait qu‘il n’est pas accessible autrement que par notre interprétation des signes. Afin d’éviter cette partialité qu’on trouve chez les deux penseurs, nous proposons une réflexion complexe, à la fois celle de la délimitation politique de l’ensemble des interprétations correctes pour penser le sémiotique, et celle de l‘usage de types vraiés de signes pour penser le politique. C’est ainsi que peut être finalement repensé la transformation de la photographie en témoignage et en preuve lors de sa réception.


III. Visibilité: limites du partage

Revenons cependant du problème de la crédibilité des photographies à celui de leur censure. Afin d‘expliquer certains enjeux du fonctionnement de celle-ci, il faudrait partir du fait que la photographie peut présenter un danger au niveau de la représentation: le fait que la photographie se caractérise par une telle crédibilité, qu’elle est autorisée d’apporter des preuves, signifie qu’elle nous fait croire en existence de ce qu’elle représente.

Le fait que j’empoie le concept de la „représentation“ ne résulte pas d’un hasard. Il y en a deux raisons. D’abord parce que ce mot apparaît souvent dans les commentaires de deux auteurs qui ont opéré les deux sélections officiels des photographies en question. Et, aussi, parce que je voudrais revenir par là à la conception du partage du sensible de Jacques Rancière. Dans sa conception, ce qui nous fait actuellement apprécier les qualités de la photographie, ce n’est pas seulement le moyen privilégié de son usage, mais le principe qui justifie cet usage. Dans le livre du même nom, Rancière place ce partage du sensible „à la base de la politique“, tout en précisant qu‘il est à entendre „en un sens kantien – éventuellement revisité par Foucault - comme le système des formes a priori déterminant ce qui se donne à ressentir.“ (Le partage du sensible, p. 13) En tant que tel, le concept rancièrien du partage du sensible signifie un découpage du visible et de l’invisible qui „fait voir qui peut avoir part au commun en fonction de ce qu’il fait, du temps et de l’espace dans lesquels cette activité s’exerce.“ (Le partage du sensible, p. 13)
Chez Rancière, les différents modes de ce partage du sensible, qui définissent le fait d‘être ou non visible dans un espace commun, donnent naissance à des régimes d’identification des objets d’art qui sont appréhendées comme destinés à se partager. Dans la tradition occidentale, Rancière distingue notamment trois grands régimes de cette identification: le régime éthique dans lequel l’art est subsumé sous la question des images, le régime représentatif qui définit les manières de rendre visible et d’apprécier les modèles et, finalement, le régime esthétique de l’art qui renvoie au mode d’être spécifique des objets d’art qui sont identifiés par leur appartenance à un régime spécifique du sensible.
A son avis, c’est justement ce dernier régime, le régime esthétique, l’héritage de la pensée des images en tant qu’objets d’art née au du 19. siècle, qui est propre à notre époque et qui nous acutellement permet d’identifier, d’apprécier et de partager les oeuvres d‘art. Par conséquent, il affirme que dans ce dernier „régime d’imagéité“ (Le destin des images, p. 19), qui est par principe dialectique, non seulement le concept de la représentation, mais aussi toute la logique du représentable et de sa négation – de l’irreprésentable - n’ont plus de sens. Rancière s’oppose radicalement à la pensée de l‘irreprésentable, telle qu’elle est présentée chez Kant (sublime comme impensable car inimaginable) et chez Lyotard (sublime comme imaginable mais impensée), indiquant que „dans notre régime, dans le régime esthétique de l’art, cette notion n’a de contenu déterminable, sinon la pure notion de l’écart avec le régime représentatif“ (Le destin des images, p. 152).

Cependant, si nous revenons maintenant de cette classification rancièrienne des trois „régimes d’imagéité“ au cas de la censure des photographies d’art prises au cours des la normalisation, il est évident qu‘une telle gestion des images n’est pas un principe d‘usage propre au régime esthétique, tel qu’il est défini par Rancière. Si on sélectionne les photographies „représentatives“ pour une publication historiographique, afin d’en constituer l‘ensemble le plus pertinemment représentant une période historique au cours de laquelle ces images étaient prises, celles-ci n‘ont plus le statut d‘objets d’art, mais celui des représentations. On pourrait donc dire que la sélection des images pour un ouvrage d’histoire d‘art n’est jamais effectuée dans le „régime esthétique“, mais toujours dans le „régime représentatif“, c’est-à-dire celui qui fixe les limites de la visibilité de ces objets et qui garantit la compatibilité des objets rendus visibles avec les modèles jugés caractéristiques pour la période historique donnée.
Le cas de la „réintroduction“ de certaines photographies dans l’histoire de l’art slovaque après la révolution de velours, que nous avons évoquée au début, met ce fait en évidence: la sélection „représentative“ procède par discrimination de certaines images qu’elle rend systématiquement invisibles. Dans un tel cas, il ne s’agit plus d’une réception des photographies basée sur un contemplation esthétique, mais d‘une réception qui procède par la sélection stratégique des représentations. Il s’agit d’un „filtrage“ et montage suivant des représentations qui fait que l’histoire d’art n’est constituée qu’à partir de certaines images élues, autorisées à représenter telle ou telle période historique. Leur sélection „représentative“ se fait par principe par l’adhésion aux modèles préétablis et par leur comparaison aux images réellement existantes, afin d’en exclure celles qui correspondent le moins aux modèles et de n’en garder finalement qu’un échantillon „représentatif“, le plus compatible avec le discours politique de la période donnée.
A la différence de Jacques Rancière, je me permets finalement d’affirmer que c’est dans ce régime représentatif qu’opère non seulement histoire d’art, mais également la censure, la forme politique la plus conséquente de la sélection des images, destinée à veiller à la ligne de démarcation entre le représentable et l‘irreprésentable au cours d’une période historique donnée. La censure opère ainsi la disparition des représentations jugées les moins compatibles avec le discours officiel: en excluant toute image qui est censée demeurer hors de l’extension légitime de la visibilité, la censure fait que notre réception des images a lieu dans le cadre d‘un partage du visible, qui est à la fois celui du sensible, du crédible et du représentable.

[1] Le terme de la „normalisation“ correspond notamment à la situation en Tchécoslovaquie après l’occupation du pays par les armées des „alliés“ en août 1968. Trois ans plus tard, en 1971, le ministère de la culture a créé le Comité de préparation, destiné à contrôler la „pureté“ de la culture qui se manifestait non seulement par interdiction de créer et de faire référence à certaines œuvres, mais aussi par leur liquidation physique. La période de normalisation, aujourd’hui considérée comme l’une des plus sombres dans l’histoire du pays, a pris fin avec la révolution dite „de velours“ en 1989.
[2] Le premier livre, intitulé Histoire de la photographie slovaque, était écrit par Ludovít Hlaváč, l’un des premiers historiens slovaques de la photographie. Son livre mérite l’attention pour une raison extrêmement importante : pour la sélection des photographies „les plus remarquables“ que l’auteur a laissé passer par son „filtre“ de l’historien de l’art, afin de les fixer et les décrire dans son livre, de leur attribuer ainsi une intemporalité, de les destiner à être retenues en tant qu’images d’art qui constituent l’histoire de la photographie d’art slovaque. Quant au choix des images photographiques d’art, qui constitue l’enjeu même de cette publication, il est évident qu’il était initié et mené par certaines idées clés. Le critère général de sa sélection est déterminé par la doctrine esthétique du réalisme socialiste selon laquelle, à la différence des images suspectes, les images privilégiées ne provoquent pas de conflit idéologique avec le discours visuel de cette période. Hlaváč affirme lui-même que « La photographie slovaque, dans ses meilleurs représentants et ses meilleures œuvres, accepte, réalise et transfère une haute tradition morale du service à la nation, au parti et à la société. Et donc, à l’humanité. »
[3] Le deuxième livre sur l’histoire de la photographie d’art slovaque, intitulé Photographie slovaque, 1925 – 2000 était réalisé par Václav Macek en collaboration avec son collègue Aurel Hrabušický. Cette publication est intéressante surtout en raison d’introduction d’un nouveau tri des photographies d’art qui diffère essentiellement du précédent de Ludovít Hlaváč: la nouvelle sélection ne montre que les photographies des dissidents. Puisque l’enjeu de la résistance théorique de Macek s’enracine dans la supposition d’une nouvelle véracité de photographies d’art qu’il a choisies, son mode de sélection tend à apporter un nouveau point de vue sur les mêmes thèmes que ceux, officiels, de la période précédente, tout en déclarant explicitement son opposition par rapport à ceux-ci. Aussi les textes théoriques de Macek sont conçus comme des messages d’une nouvelle histoire de l’art qui privilégie, dans le but d’une „réhabilitation“ morale, les photographes dissidents dont l’œuvre était systématiquement marginalisée par le régime de vision socialiste.
[4] „Benjamin le montre bien à propos de David Octavius Hill: c’est à travers la petite pêcheuse anonyme de New Haven, non par ses grandes compositions picturales, qu’il fait entrer la photographie dans le monde de l’art.“ (Le partage du sensible, p. 49)
[5] Dans cette perspective, Rancière constate que „La théorie indicielle de la photographie comme peau décollée des choses ne fait que donner la chair du fantasme à la poétique romantique du tout parle, de la vérité gravée sur le corps même des choses.“ (Le destin des images, p. 23)

lundi 12 mai 2008

Séminaire du 13 mai

Séminaire, mardi 13 mai 2008

Matinée, 10-13h

Michaela Fiserova, "Régimes de visibilité : photographie et politique".
Régina Mantanika, "visibilité des clandestins".

Après-midi, 14h30-1730

José Murillo, "liberté, précarité et vulnérabilité".
Olivier Jacquemond, "amitié et potlach".

Les textes de Michaela Fiserova et de José Murillo sont disponibles sur le site dans la rubrique "Textes des doctorants".

Université Paris VII - Diderot
105, rue de Tolbiac, immeuble Montréal, salle 130 (1er étage)
75013 Paris

José Murillo, La sécurité contre la liberté. Une réflexion politique à partir de Hannah Arendt

Ontologie et fragilité

« Seul un être arrivé à la crispation de la solitude par la souffrance et à la relation avec la mort, se place sur un terrain où la relation avec l’autre devient possible »
Levinas, Le temps et l’autre, p. 64.


A. La mortalité

La mort chez Heidegger, Levinas, Patočka, Arendt, etc., n’est pas considérée comme un moment, mais comme une condition fondamentale de l’existence humaine dans le monde. De telle façon qu’exister consiste à « vivre la mort », c'est-à-dire, vivre quelque chose en fuite, quelque chose qui s’en va dans la même action qui se réalise, s’actualise.
Il y a, donc, une fragilité inhérente à l’existence humaine qui vient de sa condition fondamentale de la mortalité, constante finitude.
Pour l’homme comme simple être vivant, cela ne constitue point un problème, parce que la vie est un mouvement qui le surpasse dans l’espèce. Chaque individu est immortel parce qu’il appartient à l’espèce, comme dans les analyses de la vie nue, biologique, ou zoé, de Arendt dans la condition de l’homme moderne. Il n’y a pas de mort à proprement parler parce qu’il n’y a pas de ex-sistant. (ex- dehors, être dehors, soutenu dehors, soutenu dans la négativité, dans l’altérité, ou être jeté dans une vie qu’il faut la réaliser, toujours incomplète)
La mort est la conscience de la mortalité, expérience d’une vie que consiste (aussi) à mourir. Fragilité de l’existence, qui peut devenir angoisse existentielle, angoisse qui pour Heidegger est l’opportunité qui a l’homme de se « récupérer » d’une vie tombée dans l’inauthenticité du On. On vit, on mort.
Cette conscience de la mort ne correspond pas exactement au méménto mori, un « rappel-toi qui vas mourir », mais constitue une certaine expérience de la vie mortel (Pessoa, livro do desassossego, 197, p. 206).
Cette expérience est individualisant. La question sera si cette individualisation doit être une isolation comme dans le cas de l’angoisse existentielle de Heidegger. Cette isolation peut être l’élan nécessaire qui pousse l’homme réaliser des exploits, à fonder la polis ou à la vita activa, comme dans le cas des grecques décrit par Arendt (Condition de l’homme moderne, « Éternité contre immortalité », pp. 53-57).
Pour Patočka, à partir de cette conscience de la mort, l’homme sait qu’il est un individu humain, singulier, mortel, à jamais incomplet et unilatéral », mais, « placé devant le fait qu’il est et qu’il lui faut assumer et porter son être, ne peut ne pas être fasciné par son être propre » (Patočka, « Fondement spirituels de la vie contemporaine », Liberté et Sacrifice, 234).
Cette conscience, donc, peut-être fascination pour l’être propre et non angoisse, et cette fascination pousse l’homme à chercher en quoi consacrer sa finitude, les peu de moments avec lesquels il dispose, sa vie (Lihn, Monólogo de un padre con su hijo de meses « No hay tiempo que perder en este mundo embellecido por su fin tan próximo » (Il n’y a pas de temps à perdre dans ce monde embellie par sa fin si proche ? .).

Cette « conscience – expérience » de la mort constitue, alors, une certaine révélation. Révélation d’être individu, fini, mortel, fragile, et qu’il doit faire quelque chose avec cette existence telle qu’elle est. Or, cette « révélation » peut devenir une angoisse « récupérante », isolant, comme dans le cas de Heidegger, ou une fascination (Patočka) qui pousse à la vita activa (Arendt).

B. Nier la mortalité

Il existe aussi la possibilité de ne pas avoir (ou ne pas vouloir avoir) cette conscience de la mort, se croire ou prétendre immortel (agir comme tel), s’accrocher à la vie biologique (biopolitique) ou à l’être (métaphysique heideggérienne).
La conscience de la mort consiste à la conscience la mortalité, la fragilité de tout ce qui est humain. L’existence individuelle, mais aussi, toute relation, toute institution, toute croyance, toute liberté est marqué avec le sceau de la mortalité. Il n’y a rien garantie. C’est l’expérience du temps. On peut nier cette réalité. On crée des idéologies plus stables que la parole, des dogmes plus stables que la foi, des sécurités plus stables que la liberté.
Il n’y a pas de liberté qui ne soit pas en péril (« la liberté consiste à savoir que la liberté este en péril », Levinas, TI), il n’y a pas d’existence humaine qui ne soit pas en péril, en toute fragilité, exposée.
Il nous faut penser à tout cela qu’on fait pour nier cette réalité.

C. Être exposé

Etre exposée est la seul possibilité de la transcendance, c'est-à-dire, d’avoir expérience du monde, des autres, et non pur délire, enfermement. Etre exposé est être affecté. Etre affecté par l’autre est la seule possibilité d’avoir expérience de l’autre. Être exposé est la seule possibilité de connaître, d’être connu, entendue, aimée, mais aussi être affecté est au même temps, être blessé, blesser, pouvoir être tué.
L’être exposé (à l’autre et de l’autre) ne peut avoir lieu que comme fragilité, comme possibilité d’ébranlement. Ouverture à l’ébranlement, peut-être à cet ébranlement qui, pour Patočka, donne lieu à une communauté politique a-subjective, c'est-à-dire, qui ne part pas de l’ego transcendantal pure, mais de l’ouverture à un espace commun d’apparence, le monde, où moi, apparaît, se montre, existe, avec l’autre, et non comme le centre.
L’a-subjectivité, seulement peut être pensé, peut-être, à partir de l’ouverture à l’ébranlement. La fragilité propre, la conscience de la fragilité, permet se laisser exposer avec les autres dans l’espace d’apparence.

D. La voix

La voix est l’image de la fragilité la plus claire. Elle n’existe que quand elle se prononce. Après prononcée, elle disparaît. Une fois prononcée, elle est envoyée. Elle est suspendue pendant qu’elle existe, et peut être reçue, ou non.
La voix, la fragilité de l’être humain, transcende son moment d’être prononcé quand elle devient parole et cette parole est entendue. La parole entendue révèle un visage qui dans toute sa nudité de visage, peut constituer une biographie. Une biographie est le salut de la simple vie biologique. La simple survivance biologique, la zoé, devient bios quand est parole envoyée, envoyée pour être entendue. Une vie devient digne d’être vécue quand elle est digne d’être racontée. Et une vie est digne d’être raconté quand elle est écoutée. On peut même dire qu’une vie devient digne d’être vécue (c'est-à-dire digne simplement) quand elle est écoutée. L’écoute de la parole, de la voix envoyée transforme une vie biologique, qui n’existe que pour sa survivance, dans une biographie, une vie digne d’être vécue. Je ne veux pas dire, bien entendu, que une vie qui n’est entendue, une vie qui n’existe que pour sa survivance, n’est pas une vie digne, mais qu’une vie qui est écoutée est une vie qui se sait digne.