mercredi 21 mai 2008

Alexandre Piettre, La Fantasmagorie de l'urbanité

Journée des doctorants des 11 & 12 juin 2008

La fantasmagorie de l’urbanité
contre le déploiement de la communauté.

Des usages de l’écologie urbaine dans l’institutionnalisation du tort de la visibilité


Introduction

Faire la généalogie de la loi sur les signes religieux et de la création d’un Ministère de l’immigration et de l’identité nationale suppose de mettre au jour les fondations, y compris dans l’ordre du discours scientifique, des représentations et des pratiques légitimant par justification ou par omission la mise en place d’un arsenal législatif et réglementaire à l’encontre des ressortissants et des originaires des pays du troisième et du quatrième cercles par rapport au noyau constitué par les pays de l’espace de Schengen. Ce modèle des cercles, inventé en Suisse au début des années quatre-vingt-dix, et constituant le paradigme des politiques publiques d’immigration et de contrôle des frontières à l’échelle de l’Union européenne depuis 1999 et le sommet de Tampere instituant un espace commun de « liberté, de sécurité et de justice », intègre la représentation d’une fracture indépassable entre civilisations du Nord et du Sud au niveau mondial. En effet, il argue du caractère insoutenable pour la planète du modèle de développement des pays du Nord la nécessité que les pays du Sud en soient tenus à l’écart . Les restrictions drastiques à l’entrée et au séjour des ressortissants des pays du Sud ne se justifient et ne se comprennent que dans ce cadre, celui de la nécessité de contenir un modèle de développement insoutenable, d’où des politiques d’immigration qui peuvent paraître absurdes d’un point de vue économique ou même démographique . Dans la mesure où une telle politique, fondamentalement raciste, trouve sa justification dans l’ordre d’un discours écologique, il y a lieu de se demander comment l’une et l’autre s’articulent dans une biopolitique qui lie à nouveaux frais le corps de l’étranger à une menace pour le corps social. Cette biopolitique ne semble-t-elle pas en effet beaucoup plus subtile et radicale que les politiques hygiénistes au XXè siècle, alors que le corps de l’étranger n’est plus perçu comme la source d’une pollution mais comme la cause immédiate potentielle d’un désastre écologique, la politique d’immigration n’étant ainsi qu’un volet d’une politique légitime de prévention et de gestion des risques ?

Cette perspective écologique appliquée aux rapports humains eux-mêmes, et non plus seulement aux rapports entre les hommes et la nature, c’est-à-dire éthologique en dernière instance, nous permet peut-être de penser comment l’arsenal juridique visant à réguler l’entrée et le séjour des étrangers s’encastre dans des lois et des dispositifs discriminatoires à l’encontre des « minorités visibles » qui peuvent être de très ancienne « origine » française (cas des ressortissants des DOM-TOM, des musulmans convertis et des ex-Français Musulmans d’Algérie résidant en France), alors qu’on a tendance à scinder, et certes à articuler, deux champs d’étude et d’action : celui relatif aux conditions d’entrée et de séjour des étrangers d’une part, et celui relatif aux discriminations en général d’autre part, en donnant le même statut (celui de la victime) aux discriminations liées au handicap, à l’orientation sexuelle, au genre, à l’origine ethnique... Pourtant, que ce soit à propos de la loi du 15 mars 2004 interdisant le port de signes religieux ostensibles à l’école ou du contrôle par l’Etat de la représentation officielle de l’islam de France (instaurant un statut d’exception pour cette religion dans la laïcité française, ici plus proche du modèle turc de la laïcité), ou encore à propos de la légalisation des statistiques ethniques dans le cadre d’une énième loi sur l’immigration adoptée par le Parlement le 23 octobre 2007 visant à mesurer non seulement les « discriminations », mais aussi « la diversité des origines » et « l’intégration » (quand seule cette dernière concerne spécifiquement les étrangers), force est de constater que les institutions ont entériné une représentation de l’étrangeté qui tout à la fois déborde le statut juridique des étrangers et cible une partie d’entre eux (ceux des troisième et quatrième cercles par rapport à l’espace de Schengen). Ainsi, la République française a institué un tort de l’étrangeté visible dans l’espace public qu’elle assimile au statut de l’étranger indésirable (« subi »), et qui enjoint à certaines catégories de populations définies selon les seuls signes ostensiblement présupposés de leur extranéité (ce qui recouvre un champ extrêmement vaste qui va de la couleur de peau au nom que l’on porte, en passant par la façon de se vêtir et les modes d’adresse aux autres en public) de montrer « patte blanche » avant de prétendre participer à la construction de l’identité nationale sous l’angle de la « diversité », c’est-à-dire du strict lieu de la définition raciste de la nation qu’elles incarnent.

Ce qui est troublant pour une généalogie de cette xénophobie d’Etat, et ce qui la rend aussi particulièrement efficiente, ce n’est en effet pas seulement la cannibalisation des principes universalistes qu’elle opère, alors que sont évidentes les populations qu’elles contribuent à stigmatiser, à savoir les populations non blanches-européennes-chrétiennes en général et noires, arabes et musulmanes en particulier. C’est aussi et surtout qu’elle évite les catégorisations raciales, ethniques et religieuses, catégorisations qui pourraient au demeurant justifier une véritable politique d’affirmative action, pour leur préférer des catégorisations éthologiques autour du couple notionnel civilité/incivilité, sous-tendant une conception naturaliste des interactions sociales de la vie quotidienne, et instituant le répertoire symbolique dans lequel ces interactions sont supportables. De sorte que les discriminations racistes seraient une façon de prémunir l’ordre social des situations d’embarras que ces interactions peuvent provoquer et des effets de dispersion, d’évitement, de résistance et de déconstruction qu’elles sont susceptibles d’entraîner, telles qu’Isaac Joseph les a décrites à la suite de Simmel et de Goffman, notamment dans son article fondateur, Résistances et sociabilités . Le plus troublant ici, c’est donc qu’une lecture positiviste – au sens où elle confondrait sciemment le droit et le fait, serait faite de ces analyses, de telle sorte que ces discriminations ne seraient plus perçues comme telles, mais comme une des modalités d’application du principe de précaution dans la société du risque décrite par Ulrich Beck . Il y a donc lieu ici de se demander s’il n’y a pas un point aveugle qui permette cette lecture, dans la sociologie d’Isaac Joseph qui est largement à l’origine de la redécouverte de l’Ecole de Chicago et de la réception de l’interactionnisme symbolique en France, et à sa suite chez la plupart des sociologues qui ont eu l’urbain pour objet durant ces trente dernières années. Ne serait-elle pas alors la conséquence d’une séparation du « politique » et du « civil », consécutive de la volonté de bien distinguer citoyenneté et civilité comme nous y invitait Isaac Joseph, en faisant « le rabat-joie devant tous ceux qui intronisaient rapidement le citadin comme citoyen » , ou en rappelant que « Goffman n’a jamais fait de déclaration sur les présupposés politiques de l’espace public et du civisme ordinaire » . Poser ainsi le problème, c’est poser à nouveau frais le procès qui a été fait à juste titre ces dernières années contre les politiques de « proximité » et de promotion de la « participation citoyenne » qui, précisément, confondaient citoyenneté et civilité entendue sous l’angle, par exemple, de la « parentalité » , de l’implication dans la « vie du quartier » ou de la « lutte contre les incivilités » . Cela vaut donc la peine qu’on s’y arrête un instant.

Avec encore le projet de « poursuivre Foucault », rappelons d’abord qu’Isaac Joseph entame dans l’article Résistances et sociabilités un virage épistémologique radical par rapport à ce dernier, en s’appuyant sur Jacques Rancière d’une part pour récuser « la métaphysique de la plèbe » à laquelle Foucault aurait selon lui céder pour rendre compte des résistances qui échappent aux dispositifs de pouvoir , et sur l’Ecole de Chicago d’autre part, notamment Louis Wirth, pour « naturaliser les résistances » . Si Isaac Joseph n’oublie pas, dans cet article comme dans le reste de son œuvre, la perspective politique dans sa dimension conflictuelle avec la philosophie de Jacques Rancière en arrière-plan, on peut cependant se demander comment cette dernière peut s’articuler à une sociologie qui « fait de la crise le régime normal de l’ordre urbain », et entend substituer « au vocabulaire politique de la « mise en place » qui est adapté à l’analyse d’objets institutionnels (…) le vocabulaire naturaliste de l’émergence des formes dans un milieu » . En effet, tout devrait opposer à première vue le philosophe de l’incommensurabilité de la politique et de la « police », de la rencontre de la logique égalitaire et de l’Etat sous la forme spécifique du « tort » , à « l’écologie urbaine » qui pense que les interactions sont solidaires de leurs modes de contrôle social, Isaac Joseph contribuant ainsi de façon décisive à l’élaboration du référentiel de la Politique de la Ville de la fin des années quatre-vingt dix, en situant l’enjeu de la « reconquête des territoires » et des « zones de non droit (…) qui vont à contre-courant des mouvements d’urbanité » à l’échelle de l’ensemble du territoire urbain et non plus seulement du quartier . Mais c’est peut-être justement dans cette exclusion réciproque entre ce qui est du registre de la politique et ce qui est de l’ordre des « mouvements d’urbanité », que réside la possibilité de les penser ensemble pour Isaac Joseph. C’est ce qui lui permettrait alors de penser l’espace public urbain comme cadre des interactions sociales à la fois avec Habermas, comme espace de délibération et de déploiement de l’action publique, et avec Rancière comme espace éphémère de la conflictualité politique lorsque le premier est défaillant.

Or, la conception qui sous-tend cette représentation des « mouvements d’urbanité » les associe à ce qu’Isaac Joseph appelle avec Goffman des « contacts mixtes » , c’est-à-dire à des modes d’interactions avec des membres de communautés stigmatisées, appelés à devenir des citadins ordinaires grâce aux services publics qui sont autant d’ « arènes publiques » susceptibles de désamorcer les embarras suscités par le stigmate et de soutenir ces interactions productives à la longue de « civilité » et/ou d’ « urbanité », donc d’ « intégration ». Si de fait l’on peut se demander avec Nilüfer Göle si les interactions dont les communautés stigmatisées participent ne sont pas plus l’occasion d’un phénomène récurrent de « ruptures de cadre » , bien plus que de contacts mixtes au devenir tout tracé, voire « naturel », un problème peut-être plus fondamental se pose alors. En conférant ainsi une positivité normative à ces interactions dont nous sommes parties prenantes, en encadrant une partie des rôles qui vont s’y jouer, en cherchant à les maîtriser au travers de « stratégies de qualification mutuelle » entre agents et usagers ou de dispositifs de « gestion urbaine de proximité » , ne cherche-t-on pas ainsi à s’immuniser de la communauté qui s’y déploie du fait qu’elles sont constitutivement émergentes et en tant que telles situées, vulnérables et incomplètes ? Ne cherche-t-on pas non plus à se prémunir des modes de subjectivation politique auxquelles elles peuvent donner lieu, du fait de la présomption d’égalité qu’elles supposent entre les participants qui s’y exposent et s’y rendent visibles ? N’opère-t-on pas finalement une inversion épistémologique entre Etat et société en situant l’institution du côté de « l’ordre des interactions » ? Et si les innovations constituent l’ordinaire de la vie quotidienne et caractérisent la nature humaine, doit-on penser comme exclusive du social « l’irruption tranchante, la survenue de ce qui met en question aussi bien l’idée de structure que celle d’évolution » , c’est-à-dire l’expérience d’une radicale étrangeté, que manque Simmel et que Goffman ne conçoit que comme manque d’expérience ?

L’hypothèse centrale de ce travail est donc que, par-delà leur opposition apparente, l’élucidation des conceptions communes qui sous-tendent la sociologie interactionniste et la critique de la politique de Jacques Rancière permettrait de comprendre comment la politique de contrôle de l’immigration et la Politique de la Ville sont coproduites et font système, depuis les premiers dispositifs Habitat et Vie Sociale d’une part et la mise en place du « million Stoléru » pour l’aide au retour des immigrés en 1977, jusqu’à la programmation de démolition massive des quartiers d’habitat social avec l’ANRU et la mise en place du Ministère de l’immigration et de l’identité nationale. Il s’agit notamment de comprendre dans quel mesure le « changement de paradigme pour les sciences sociales » auquel a correspondu « la redécouverte de Chicago » à l’aube des années quatre-vingt, accompagnée d’une critique de la politique conçue comme absolument irréductible au social, y a contribué, sachant que la redécouverte de Chicago et le choix opéré pour la critique de la politique de Jacques Rancière se sont opérés sur le constat d’un « épuisement » de « l’entreprise clinique et critique de Foucault » . Ce faisant, notre intention est moins de faire le procès de l’ingénierie sociale, comme l’a fait magistralement Sylvie Tissot dans la critique de la contribution des sociologues à la mise en place de Politique de la Ville en omettant significativement la contribution propre de la sociologie interactionniste , que de comprendre quels sont les points aveugles de cette sociologie qui a tenté - sans oublier la politique et avec une pertinence certaine lorsqu’elle suppose un tiers comme partie prenante de l’interaction symbolique et ne la réduit pas à une forme d’intersubjectivité, ou encore lorsqu’elle pense la ségrégation et les regroupements communautaires comme facteurs et non comme destructeurs du mode de vie urbain - de saisir la sociation même de l’être humain dans la trame la plus impolitique qui soit de sa vie quotidienne.

C’est pourquoi nous tenterons dans un premier temps de ressaisir cette sociation, en confrontant les sources philosophiques de la sociologie interactionniste, notamment la philosophie politique critique de Jacques Rancière, la microphysique du pouvoir de Michel Foucault qu’elle entend « poursuivre » en la naturalisant et la phénoménologie lévinassienne sur laquelle elle s’étaye lorsqu’elle pense le fait de devoir sauver la face comme enjeu de l’interaction, à la pensée de la communauté déployée par Roberto Esposito qui s’articule également à une lecture de Foucault et de Lévinas en tant qu’ils ont repéré les premiers la centralité biopolitique de la modernité . Nous pourrons alors mener la critique de l’écologie urbaine, notamment de sa conception de l’espace public urbain dont la figure majeure est celle de l’étranger, du « migrant comme tout venant » , qui semble pour le moins irréelle lorsqu’on la rapporte à l’institutionnalisation de la xénophobie à laquelle nous assistons. Ce qui nous permettra de comprendre, en relisant Walter Benjamin, comment l’imaginaire de l’urbanité que cette sociologie a contribué à instituer relève d’une fantasmagorie qui neutralise le déploiement des communautés de monde et la possibilité même d’un monde commun , en ouvrant la voie à la destruction biopolitique de l’expérience.


I. Contre l’éthologie, penser la communauté


1. La perspective de l’impolitique

La « perspective de l’impolitique » à laquelle nous nous référons a été ouverte par le philosophe Roberto Esposito, et invite à arpenter des horizons encore relativement inexplorés par la philosophie politique critique anti-totalitaire inaugurée par Hannah Arendt et l’Ecole de Francfort. Mais elle est à notre sens fille de la « nouvelle anthropologie politique » inaugurée par Pierre Clastres, avec son étude des sociétés amérindiennes des forêts tropicales, où il observe notamment que ce sont des prophètes qui, en dernière instance, empêchent la société des Indiens Guarani alors en expansion démographique de se constituer en Etat au tournant des XVè et XVIè s, en suscitant de grandes migrations religieuses vers la « Terre sans mal », et donc configurent en négatif l’institution politique de cette société contre l’Etat[1]. En effet, cette perspective de l’impolitique doit en premier lieu être bien distinguée de toute perspective apolitique, à laquelle on avait toujours jusque là arrimé les sociétés « primitives » réputées sans Etat, et plus généralement les « contacts primaires »[2] dans les sociétés traditionnelles. Mais elle est aussi le contraire même de l’antipolitique. C’est-à-dire qu’elle n’isole ni n’oppose un ordre distinct de lui, une autre réalité qui, dans l’existence, en serait la négation en termes de valeurs. Car la perspective de l’impolitique est précisément ce qui ménage la possibilité même de la politique telle que Hannah Arendt la conçoit en termes de « natalité »[3], dans la mesure où pour Roberto Esposito, le retrait du politique qu’elle suppose l’empêche de se constituer en Absolu :

L’impolitique est autre – le contraire – que la dépolitisation ou tout autre attitude apolitique. La distance – le retrait – qui le connote ne coïncide pas avec une négation du politique, de son langage, mais plutôt avec sa radicalisation qui le pousse au-delà de ses confins, au-delà de lui-même, dans son « négatif ». L’impolitique n’est pas la négation du politique : il est son négatif. C’est le politique même observé à partir de son confin, à partir de la limite, de la blessure qui le coupe ou l’interrompt dans son accomplissement même. Mais attention : je dis bien à partir de son confin. Non à partir d’une réalité extérieure qui, en tant que telle, n’existe pas. (…) L’impolitique n’oppose aucune valeur au politique. Il est ce qui, au contraire, le libère définitivement de la valeur, ce qui critique toute considération du politique en termes de valeur, toute valorisation du politique. La valorisation du politique – sa constitution en Absolu – est ce que l’impolitique critique en tant que théologie politique, c’est-à-dire en tant que confusion entre le niveau du Bien (soit de la Vérité, ou de la Justice) et celui du pouvoir. Pour l’impolitique le Bien est irreprésentable par le pouvoir, tout comme le pouvoir ne peut traduire dialectiquement le mal en Bien.[4]

La perspective de l’impolitique s’apparente donc à ce qui rend opératoire « l’espace entre les hommes » qu’est la politique selon Hannah Arendt[5], c’est-à-dire aussi la distance à l’Etat, ce que Jacques Rancière nomme l’an-arkhè et qui est selon lui le propre de la logique politique[6]. Mais à la différence de ce dernier, qui oppose la politique à la police comme deux ordres de réalité distincts, la logique politique n’étant qu’un « accident provisoire »[7] par rapport à la continuité de l’Etat, Roberto Esposito n’oppose pas la politique à l’exercice du pouvoir, mais bien deux modes d’exercice du pouvoir selon que l’on adopte la perspective de l’impolitique ou une perspective gnostique du politique, selon donc qu’on accepte que rien n’échappe jamais au conflit du pouvoir ou que l’on vise à instaurer un ordre qui le transcende. C’est pourquoi en définitive, « le comportement impolitique » qui récuse toute constitution du politique en Absolu et lui permet éventuellement de se déployer contre l’Etat, « s’identifie avec celui du grand réalisme politique à partir de Machiavel, voire de Thucydide »[8] :

Le « pôle positif », le Bien, est, pour l’impolitique, irreprésentable, voire l’Irreprésentable même. Voilà pourquoi il ne faut pas le confondre avec le pouvoir. Mais on ne peut pas non plus le concevoir comme alternative effectivement praticable. Contre tout idéalisme ou utopisme politique, l’impolitique assume le point de vue rigoureusement réaliste de l’inexistence de toute réalité soustraite au conflit du pouvoir. Pour l’impolitique l’extension du conflit coïncide avec l’extension de la réalité. C’est cela qui en interdit toute acception dualiste ou gnostique : comme quelque chose de positif opposé de l’extérieur au langage du conflit.[9]

Ainsi, si Roberto Esposito est évidemment beaucoup plus proche de la critique de la politique de Jacques Rancière que de la « nouvelle science du politique » anti-moderne d’Eric Voegelin, en se situant « à égale distance critique entre dépolitisation moderne et théologie politique »[10], il s’en distingue néanmoins sur un point fondamental, à savoir la question de l’origine de la communauté, c’est-à-dire celle de son articulation avec la question de la politique. En effet, l’opposition irréductible de la logique policière à la logique politique, visant à saisir celle-ci dans son épure, aboutit à ce résultat paradoxal que c’est la police qui est en définitive toujours et partout au fondement de la communauté, la politique étant radicalement impuissante à la transformer par elle-même. Résultat paradoxal, car élaborée contre la philosophie politique en général et la « métapolitique » marxiste en particulier, en tant qu’elles prennent pour point de départ l’inégalité des hommes entre eux, la pensée de la politique de Jacques Rancière présuppose une radicale égalité des hommes entre eux du seul fait qu’ils parlent, ce qui en fait certainement une des plus abouties et des plus stimulantes pour appréhender la tension jamais résolue entre l’Etat et la politique d’un point de vue pragamatique. Pour autant, d’un autre point de vue elle reste dépendante sur le plan herméneutique de la dialectique positive hegeliano-marxiste, car la logique égalitaire se manifeste comme pure instance de négation de la logique policière sans parvenir à changer les fondements de cette dernière, celle-ci réussissant toujours à neutraliser la contradiction, par exemple à Rome avec la création de l’institution des tribuns de la plèbe après le retrait de la plèbe sur l’Aventin[11]. C’est que pour Rancière, la logique égalitaire est absolument étrangère au social, très exactement hors du social, et ne trouble la logique policière qu’au travers d’une subjectivation radicale et absolue qui, en tant que telle, est étrangère à tout processus sociologique et ne peut donc avoir aucune prise durable sur lui. Or, « mettre purement la dialectique au compte du sujet » comme l’affirme Adorno, cela équivaut à « supprimer la contradiction pour ainsi dire par elle-même », et donc à « éliminer la dialectique en l’étendant en totalité »[12]. Si donc la logique politique selon Rancière fait advenir de façon éphémère et exceptionnelle une autre communauté, celle du « litige » sur l’existence même de la communauté, celle-ci se surimpose à l’ordre social mais ne le défait pas, car n’ayant pour seul enjeu que sa propre existence intersubjective, elle est radicalement sans objet :

« Cet acte toujours singulier de l’égalité ne peut consister dans aucune forme de lien social. L’égalité se change en son contraire dès qu’elle veut s’inscrire à une place de l’organisation sociale ou étatique. (…) Aussi les deux processus doivent-ils rester absolument étrangers l’un à l’autre, constituant deux communautés radicalement différentes, fussent-elles composées des mêmes individus, la communauté des intelligences égales et celle des corps sociaux agrégés par la fiction inégalitaire. (…) Dans l’ordre social, il ne peut y avoir de vide. Il n’y a que du plein, que des poids et des contrepoids. La politique n’est ainsi le nom de rien. Elle ne peut être rien d’autre que la police, c’est-à-dire le déni de l’égalité. (…) La politique est affaire de sujets, ou plutôt de modes de subjectivation. (…) Formellement l’ego sum, ego existo cartésien est le prototype de ces sujets indissociables d’une série d’opérations impliquant la production d’un nouveau champ d’expérience. Toute subjectivation politique tient de cette formule. Elle est un nos sumus, nos existimus. Ce qui veut dire que le sujet qu’elle fait exister n’a ni plus ni moins que la consistance de cet ensemble d’opérations et de ce champ d’expérience. »[13]

Aussi Rancière propose-t-il en dernière instance une définition normative de la politique, alors qu’une telle définition devrait être en elle-même contradictoire avec l’absence de principe qui la caractérise comme toujours radicalement irruptive, et a-t-il tendance à exercer une véritable « police des frontières », selon le joli mot de Charlotte Nordman[14], pour distinguer ce qui est politique de ce qui est policier. En effet, si la logique politique est censée pouvoir être à l’œuvre dans toutes les configurations social-historiques, comme avec la plèbe de Rome se retirant sur l’Aventin, elle ne s’actualise vraiment aux yeux de Rancière que dans le cadre du mouvement ouvrier contemporain[15]. Ainsi, significativement, Jacques Rancière dénie aux révoltes de novembre 2005 tout caractère politique parce qu’elles n’auraient pas constitué « une scène d’interlocution reconnaissant l’ennemi comme faisant partie de la même communauté »[16], de même qu’il regrette que les sans papiers qui « parlent volontiers le langage de la dignité », ne parlent pas celui politiquement correct, pour ainsi dire, de l’égalité et de la liberté[17]. Et cela uniquement parce que la communauté politique de Rancière ne concerne que le sujet indivis cartésien, advenant dans la stricte mesure où « toute subjectivation est une désidentification, l’arrachement à la naturalité d’une place, l’ouverture d’un espace de sujet où n’importe qui peut se compter »[18]. Or, si cet espace de sujet, celui du sujet soi-disant moderne et universel où n’importe qui peut se compter est à la fois le tout de la politique et le tout du sujet, plus rien ne peut plus le troubler ni même politiquement le concerner, ainsi qu’on peut le constater avec Roberto Esposito :

Les individus modernes deviennent vraiment tels – c’est-à-dire parfaitement in-dividus, individus « absolus », délimités par une ligne frontière qui à la fois les isole et les protège – seulement s’ils sont préalablement libérés de la « dette » qui les lie les uns aux autres, s’ils sont exemptés, exonérés, dispensés de ce contact qui menace leur identité en les exposant à un possible conflit avec leur voisin, en les exposant à la contagion de la relation.[19]

Toute autre est en effet l’appréhension de la communauté par Roberto Esposito : faille constitutive du sujet, elle est fondamentalement un vide, une dette, un don à l’égard de l’autre. Pour lui, la communauté n’est pas l’objet de la tension entre l’Etat et la politique, mais cette tension est la communauté elle-même, dans la mesure où elle figure la limite qui empêche le politique de se constituer en absolu, de s’immuniser par rapport à la charge, la dette qui l’innerve. Aussi la communauté ne se laisse-t-elle définir que négativement : la communauté est donc fondamentalement impolitique, c’est-à-dire qu’elle ne se laisse appréhender que du fait d’empêcher le politique de s’autonomiser, de s’immuniser par rapport à elle. Saisie de la sorte, la communauté échappe au caractère fantasmatique qui semble nécessairement habiter toute pensée à son égard[20], à tout mythe communautariste et à tout archétype, aboutissant « à un renversement à 180 degrés de la synonymie commun-propre inconsciemment présupposée par les philosophies communautaires et au rétablissement de l’opposition fondamentale : le commun n’est pas caractérisé par le propre, mais par l’impropre – ou plus radicalement par l’autre »[21] :

Sujets finis – coupés, traversés par une limite qui ne peut être intériorisée parce qu’elle constitue précisément leur « dehors », parce qu’elle est l’extériorité sur laquelle ils débouchent et qui les pénètre dans leur non-appartenance commune. C’est pourquoi la communauté ne peut être pensée comme un corps, comme une corporation dans laquelle les individus se fondraient en un individu plus grand. Mais elle ne doit pas non plus être entendue comme la « reconnaissance » réciproque et intersubjective qui pourrait leur renvoyer un reflet confirmant leur identité initiale. Elle ne doit pas être entendue comme un lien collectif qui viendrait, à un certain point, relier des individus auparavant séparés. La communauté n’est pas une manière d’être – et encore moins de « faire » - du sujet individuel. Elle n’est pas sa prolifération ou sa multiplication, mais son exposition à ce qui en interrompt la fermeture et qui le retourne à l’extérieur. Elle est un vertige, une syncope, un spasme dans la continuité du sujet.[22]

L’opposition fondamentale propre/impropre, entre l’immunité et la communauté, se substitue donc à celle que concevait Rancière entre l’Etat et la politique. Cette dernière n’est plus absolue, car elle est entièrement tributaire de la première : la politique ne s’oppose absolument à l’Etat que dans la mesure où celui-ci oppose un déni à la communauté – ce qui n’est pas le cas, par exemple, de la cité grecque. En effet la tension qui les lie bien plus qu’elle ne les oppose, n’est que relative à celle qui lie la subjectivité à la communauté. Ainsi cette tension n’est plus, dans son acception moderniste (celle des philosophies politiques qu’Esposito qualifie de « communautaires »), celle qui permet de penser une subjectivité coïncidant avec elle-même, enfin désencombrée du carcan communautaire (que celui-ci soit assimilé à l’Etat ou à une communauté traditionnelle), mais est au contraire celle qui condamne en quelque sorte le sujet à son inachèvement et qui l’expose à ce qui communément le limite. Ainsi déliée du « charme du nom d’Un » qui l’opposait à la pluralité de l’humaine condition, la communauté délivre du même coup la subjectivité de ce même charme, ce qui équivaut à renverser le trône où Descartes l’avait placée. Si bien que c’est le paradigme même de la modernité occidentale, sur lequel se fonde ses laudateurs comme ses critiques les plus virulents, qui s’en trouve altéré :

[L’immunisation] peut être considérée comme l’une des clefs analytiques de l’ensemble du paradigme moderne, aux côtés et plus que d’autres modèles herméneutiques tels que ceux exprimés par les lemmes de « sécularisation », « légitimation », « rationalisation » qui en voilent ou en affaiblissent la prégnance lexicale. Et cela parce que résonne en eux effectivement le détachement à l’égard du passé pré-moderne, mais pas l’inversion de perspective ni la puissance de négation qui opposent directement immunitas à communitas. L’immun n’est pas simplement différent du commun, il en est le contraire. Il est ce qui le vide totalement jusqu’à l’extinction complète non seulement de ses effets, mais de son présupposé même.[23]

Afin de prendre la mesure de cette puissance de négation que la communauté met en jeu, il convient d’explorer ce qui à la fois limite le sujet et l’expose publiquement, à savoir son propre corps, dont on sait depuis Bourdieu combien il est « social », mais dont on ne s’est peut-être pas encore rendu compte combien il était, en même temps, le lieu d’une expérience du public sans laquelle aucune action politique n’est pensable. Si bien que l’anarchie qui serait source de toute communauté selon Rancière et Esposito, y trouverait peut-être bien mieux que dans le langage sa condition de possibilité.

[1] Cf. CLASTRES Pierre, La société contre l’Etat, Paris, Editions de Minuit, 1974, p.182-183. Au sujet des perspectives inaugurées par Pierre Clastres pour la philosophie politique critique, mais qu’il n’a pas eu le temps de développer, ABENSOUR Miguel (dir.), Pierre Clastres ou une nouvelle anthropologie politique, Paris, Seuil, 1987.
[2] Tels que les conçoit encore Louis Wirth, en les opposant aux « contacts secondaires » caractérisant selon lui le mode de vie urbain, dans son célèbre article de 1938, « Le phénomène urbain comme mode de vie », in GRAFMEYER Yves et JOSEPH Isaac (dir.), L’Ecole de Chicago. Naissance de l’écologie urbaine, Paris, Aubier 1984/1990, p. 255-281, p. 267.
[3] Cf. ARENDT Hannah, Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1961-1983, p. 314.
[4] ESPOSITO Roberto, « La perspective de l’impolitique », in Tumultes, n° 8, Paris, L’Harmattan, 1996, p. 59-69, p. 62-63.
[5] Cf. ARENDT Hannah, Qu’est-ce que la politique ?, Paris, Seuil, 1995, p. 33.
[6] Cf. RANCIERE Jacques, op.cit., p. 33.
[7] Cf. RANCIERE Jacques, Aux bords du Politique, Paris, La Fabrique-Editions/Gallimard, 1998, p. 174.
[8] ESPOSITO Roberto, « La perspective de l’impolitique », art. cit., p. 63.
[9] Ibid.
[10] Ibid., p. 62. Au sujet de VOEGELIN Eric, La nouvelle science du politique. Une introduction, Paris, Seuil, 2000, avec qui Hannah Arendt a entretenu une controverse majeure sur l’interprétation du totalitarisme, cf. TASSIN Etienne, Le Trésor perdu. Hannah Arendt, l’intelligence de l’action politique, Paris, Payot, 1999, p. 132-140.
[11] Cf. RANCIERE Jacques, La Mésentente…, op. cit., p. 48.
[12] ADORNO Theodor W., Dialectique négative, Paris, Payot, 2003, p. 198.
[13] RANCIERE Jacques, La Mésentente…, op. cit., p. 58-60.
[14] Cf. NORDMAN Charlotte, Bourdieu / Rancière. La politique entre sociologie et philosophie, Paris, Editions Amsterdam, 2006, p.138
[15] Cf. RANCIERE Jacques, Aux bords du Politique, Paris, La Fabrique-Editions/Gallimard, 1998, p. 68-69. Non seulement, Jacques Rancière fait peu de cas des révoltes urbaines de la première modernité, telles que le Carnaval de Romans ou la révolte des Ciompi, mais il ignore plus encore la récurrence des révoltes antifiscales du XVIè au XVIIIè s. dans le monde rural auxquelles ressemblent beaucoup, d’un point de vue phénoménologique, les émeutes urbaines de la France du temps présent (cf. notre article « Les grandes « émotions » de novembre 2005. Perspectives pour un résistible nouvel échec politique à gauche », version publiée sur le site des indigènes de la république le 10 mai 2006, note 5, http://www.indigenes-republique.org/spip.php?article202).
[16] Cf. Libération, 18 janvier 2006.
[17] Cf. Mouvements, n°3, Crise de la politique et nouveaux militants, mars-avril 1999, p.134-135.
[18] RANCIERE Jacques, La Mésentente…, op. cit., p. 60.
[19] ESPOSITO Roberto, Communitas. Origine et destin de la communauté, Paris, PUF, 2000, p. 27.
[20] Cf. TASSIN Etienne, Le trésor perdu. Hannah Arendt, l’intelligence de l’action politique, Paris, Payot & Rivages, 1999, p.511.
[21] ESPOSITO Roberto, op. cit., p.20.
[22] Ibid., p. 21.
[23] Ibid., p. 26-27.

Texte de Miguel Castello

Journée des doctorants des 11 & 12 juin 2008

Biotechnologie et pouvoir au regard d'une philosophie critique


« Pour celles [les langues] de l’hémisphère boréal… la cellule primordiale [de la langue] n’est pas le verbe, mais l’adjectif monosyllabique. Le substantif est formé par une accumulation d’adjectifs. On ne dit pas lune, mais aérien-clair-sur-rond-obscur ou orange-ténu-du-ciel ou n’importe quelle autre association. Dans le cas choisi, la masse d’adjectifs correspond à un objet réel ; le fait est purement fortuit… Il y a des objets composés des deux termes, l’un de caractère visuel et l’autre auditif : la couleur de l’aurore et le cri lointain d’un oiseau. Il y en a composés de nombreux termes : le soleil et l’eau contre la poitrine du nageur, la rose vague et frémissant que l’on voit les yeux fermés, la sensation de quelqu’un se laissant emporter par un fleuve et aussi par le rêve »[1]

« Quand on proclama que la Bibliothèque comprenait tous les livres, la première réaction fut un bonheur extravagant. Tous les hommes se sentirent maîtres d’un trésor intact et secret. Il n’y avait pas de problème personnel ou mondial dont l’éloquente solution n’existât quelque part : dans quelque hexagone. L’univers se trouvait justifié, l’univers avait brusquement conquis les dimensions illimitées de l’espérance… A l’espoir éperdu succéda, comme il est naturel, une dépression excessive. La certitude que quelque étagère de quelque hexagone enfermait des livres précieux, et que ces livres précieux étaient inaccessibles, sembla presque intolérable »[2]


Bio-techno-logie et Politique ? Philosophie politique critique ?

« Unifier des termes opposés comme le fait le style commercial et politique, c’est un des nombreux moyens –écrit Marcuse- qu’empruntent les discours et la communication pour se rendre imperméables à l’expression de la protestation et du refus… les organes de l’ordre établi admettent et publient que la paix doit toujours se trouver à la limite de la guerre, que les armes atomiques sont d’un prix avantageux, que les abris anti-atomiques peuvent être confortables… Et par son aptitude à assimiler tous les autres termes aux siens, il offre la possibilité de combiner la plus grande tolérance avec la plus grande unité. Néanmoins c’est un langage qui témoigne du caractère répressif de cette unité »[3].

Lorsque l’association d’idées n’exprime que le symptôme d’un retour sans frein du refoulé, seul le silence ouvre la possibilité d’une issue à la répétition. Reconnaître la valeur du silence devient un moment essentiel du travail du concept : introduire une distance entre un mot et le suivant, lorsque l’association ne permet plus de faire les distinctions nécessaires à la pensée[4]. Mais nous parlons ici d’un travail de concept qui suppose déjà un concept, celui de « liberté ». L’issue de ce paradoxe est toujours théorique et pratique, et non purement pragmatique car elle indique les limites rationnelles d’une philosophie autoréférentielle du sujet : la condition de possibilité de la pensée est la liberté.

Que prétendons-nous donc lorsque nous mettons dans une même phrase Biotechnologie et politique, et ensuite Philosophie, politique et théorie critique ? Dans une bibliothèque un peu différente de celle de Borges, où les substantifs ne sont pas réduits à une opération poétique d’une liaison d’adjectifs mais à une réduction opérationnelle du concept, nous pourrions même faire plus simple ou plus absurde, et dire par exemple: biotechnologie politique critique.

Le travail de concept implique cette exigence de se tenir à la pluralité de l’expérience, selon laquelle le concept n’est pas l’équivalent de la réalité et l’actualité n’équivaut pas non plus à une potentialité, selon laquelle les mots n’expriment pas que des relations concrètes, une fonctionnalité ou une argumentation rationnelle dans la confrontation des idées, mais sont la praxis d’une mentalité élargie, la phénoménalisation de qui parle ou qui agit.

Se tenir au travail de distinction nous implique dans notre cas à insister sur la spécificité de l’expérience contenue dans les concepts, c’est-à-dire :

1° Sans rentrer dans le détail de la distinction entre Zoé et Bios, nous pouvons distinguer que dans la notion de vie, on véhicule deux conceptions différentes. Celle qui portera sa signification sur l’idée de ressemblance, et dont la variabilité est le signe tout simplement d’une unité d’espèce qui peut être considérée, dans la plupart des cas, tout simplement de manière quantitative (en avoir plus ou en avoir moins, par rapport à l’espèce)[5]. Et celle qui n’est pas fondée sur la ressemblance mais sur des différences spécifiques : « la cité est composée d’hommes qui non seulement sont plus nombreux, mais aussi qui différent spécifiquement entre eux ; une cité, en effet, n’est pas formée de gens semblables : une alliance militaire et une cité sont deux choses différentes (…) Une cité doit être une unité composée d’éléments différant spécifiquement »[6] Cette distinction entre les traités zoologiques et les traités politiques d’Aristote permet en conséquence de dire que « ceux qui pensent qu’être homme politique, roi, chef de famille, maître d’esclave c’est la même chose, n’ont pas raison »[7], car cela implique l’opération de réduction des fins aux moyens, ou en termes Aristotéliciens, que si l’on avance trop « sur la voie de l’unité, une cité n’en sera plus une, car la cité a dans sa nature d’être une certaine sorte de multiplicité, et si elle est trop une, de cité elle retourne à l’état de famille, et de famille à celui d’individu »[8], c’est-à-dire, passer de la liberté à la nécessité. Cette distinction, nous la voyons apparaître chez H. Arendt entre Oikos et Polis. Elle implique une distinction essentielle entre despotisme et politique, et donc, entre domination et politique.

Par conséquent, nous devrions pouvoir distinguer ce dont on parle en Biotechnologie, lorsqu’on parle de Bios, et bien que le fait d’une liaison indéniable entre zoologie et biologie moderne (et donc, de biologie moléculaire et génétique), semble aller de soi, nous nous garderons de supposer que cela soit très clairement distingué lorsque nous pensons à la sélection naturelle des espèces, au tri sélectif artificiel des embryons et aux potentialités de la transgénèse. Nous pouvons nous interroger sur les liens sous-jacents entre l’idée d’espèce et celle de genre humain.

2° Le concept « technique » comportant des difficultés tout aussi importantes que celui de Vie pour le traiter dans un texte aussi court, nous nous contenterons d’indiquer ici sa définition la plus courante. Il appartient à la tradition scientifique moderne, celle de méthode, de moyen, de manière de faire et de procédé, d’instrument. Nous le distinguons des analyses contemporaines critiques d’une philosophie de la connaissance liée à une théorie de la volonté et de la maîtrise de la nature, de soi et des relations humaines. L’exemple le plus notoire de ces critiques est la réflexion heideggerienne sur la pensée d’Aristote de cause (materialis, formalis, finalis et efficiens) et l’idée de penser en conséquence celle-ci comme dévoilement, comme ‘faire apparaître’ à partir d’un ‘faire venir’. Penser la production comme poeisis (ouverture et transformation) et non comme pure fabrication, et la technique comme arraisonnement (comme provocation sous la forme du commettre) et non purement dans un sens pragmatique. Dans l’argument heideggerien, la technique ne comporte pas un danger dans ses effets et dans ses produits, mais dans ce par rapport à quoi l’homme est amené à y répondre sous la forme du commettre, d’accomplir, de se compromettre et de s’exposer à un danger. Ce danger à un caractère double, car il consiste à faire croire à l’homme qu’il est maître de ce qu’il cherche et de ce qu’il trouve lorsqu’il n’est que provoqué par le dévoilement, demandé à faire venir, donc à occulter le mode lui-même de ce faire venir, et le danger d’oublier qu’il est lui-même accordé, c’est-à-dire, accordé dans la poiesis de l’être, que « ce qui sauve se lève à notre horizon »[9]. L’une des significations que prend cette critique heideggerienne de la philosophie de la connaissance liée à une théorie de la volonté apparaît dans un article de Luc Ferry[10], où il soutient que la relation entre technique et volonté arrive à son expression la plus extrême dans l’incarnation d’une volonté de la volonté, dans l’intensification et l’accroissement de la force sans autre raison et fondement que cette intensification et cet accroissement. Luc Ferry finit par nous proposer la ‘sagesse’ heidegerienne, ce qui au fond veut dire selon lui ‘sérénité’, ‘laiser-être’, ‘retrait du politique’. Bref, entre un principe de précaution qui dit de ne pas agir tant que l’on n’est pas sûr des conséquences de cet agir, et ce ‘laisser-être’, ‘retrait du politique’, consistant tous les deux hypothétiquement à empêcher l’accomplissement de la métaphysique de la volonté comme pure force (productive et dévastatrice), nous trouvons une toute autre possibilité, si nous nous confrontons à ce paradoxe. Nous savons que pour sortir d’un paradoxe (car nous ne pouvons pas le résoudre mais uniquement sortir de lui), il nous faut penser avec d’autres termes que ceux que le paradoxe propose. Ainsi, nous trouvons, chez H. Arendt la possibilité de penser que « la condition de l’agir politique n’est pas l’être-au-monde, mais la pluralité qui peut s’élever contre l’être-au-monde. Loin de renvoyer à un être-au-monde (Dasein) compris comme un être-avec (MitSein), ou un être-avec-les-autres (MitDasein), l’action a pour condition la pluralité qui d’elle-même ignore et l’appartenance au monde et la communauté des autres»[11]. L’imprévisible de l’action, l’acosmisme existential, proprement politique, qui « condamne la vie aux plus grandes tensions », ne signifie pas un retrait du politique, mais au contraire la condition même de la pluralité qui la rend possible (c’est-à-dire, justement ce que notre première distinction avait relevé, entre vie et politique, entre communauté et polis, entre besoin et liberté). Entre l’idée de politique comme manière d’assurer la satisfaction de nos besoins et de protéger la vie, et le double chemin d’une théorie de la volonté liée à la politique (politique comme commandement et administration ou comme retrait du politique pour le dévoilement de l’être-au-monde), nous trouvons un terme commun, celui de milieu. Lorsque Heidegger, en essayant d’avoir une distance vis-à-vis de la métaphysique moderne, écrit que la différence entre l’homme et l’animal n’est que l’indifférence (et non l’angoisse) vis-à-vis de son milieu (ce qui fait, en conséquence, que l’humanitas et non l’animalitas deviennent le plus insaisissable pour l’homme, le plus difficile à penser), il réduit l’espace commun à un autre milieu, celui du déploiement de l’être. L’animal ne peut avoir un monde ni agir (il est condamné uniquement à se comporter), car il est absorbé, étourdi, pris par les signaux du milieu ; nous le distinguons de l’homme par cette soustraction de l’être. « L’animal est suspendu entre lui-même et le milieu ambiant, sans que l’un ou l’autre soit éprouvé en tant qu’étant », pauvre en monde, tandis que l’homme se trouve devant les choses abandonnées dans le vide, « elles sont là, mais elles n’ont rien à nous offrir… Par cet ennui, le Dasein se trouve placé précisément devant l’étant en entier, puisque dans cette forme d’ennui, l’étant qui nous entoure n’offre plus aucune possibilité de faire ou de laisser faire. Du point de vue de ces possibilités, l’étant se refuse en entier. Il se refuse ainsi à un Dasein qui, au milieu de cet étant en entier, se rapporte comme tel à lui… Et il faut que le Dasein s’y rapporte, si du moins il doit être ce qu’il est »[12] . L’idée d’un espace public, du monde fait par l’action politique, en tant qu’espace d’apparition des acteurs qui n’existent justement que par l’agir collectif et qui est indépendant des filiations pré-existentes de cet espace, l’idée d’un espace-qui-est-entre-les hommes, d’un espace constitué comme relation, sans substance véritable, paraîtrait aller dans le sens de cet ‘ouvert’ au monde dont Heidegger nous parle. Nonobstant, le caractère essentiellement contradictoire de l’action n’est pas le paradoxe de la volonté que Heidegger s’efforce de soulever, car la question ici est toute autre que celle qui demande pourquoi y a t il quelque chose plutôt que rien ? Mais, « pourquoi y a-t-il quelqu’un plutôt que personne ? »[13] La première question nous mène toujours à une philosophie de la relation entre l’homme et milieu (de l’être), tandis que la deuxième part de l’idée de pluralité comme constitution du monde avant l’idée de monde comme milieu (dans lequel, nous l’avons compris, on peut être étourdi comme un animal ou ennuyé comme un homme).[14]

En ce qui nous concerne, il nous semble évident par notre apprentissage au collège, que biologie, et en conséquence, biotechnologie, ne peuvent être que des études sur les interactions entre des êtres vivants et leur milieu. Les choses deviennent beaucoup moins évidentes lorsque nous écoutons dire que les changements structuraux poietiques des organismes ne sont dus en aucun cas à des interactions mais qu’ils sont le résultat du hasard inhérent à l’organisation même de l’unité vivante la plus simple, et que dans ce sens, ils sont tout le temps ‘artificiels’, auto-poietiques. Plus difficile encore est le fait de comprendre qu’en science, l’artifice n’est pas le résultat d’une volonté mais d’un processus dont nous ne pouvons qu’avoir une connaissance des répétitions mais non une maîtrise des effets. Ou encore que le principe d’objectivité ne signifie pas la possibilité d’observer un univers réel, mais d’être prévenus que l’univers que nous transformons lorsque nous l’observons, pose et posera comme un problème insoluble une barrière à notre connaissance. D’autre part, il nous semble moins évident que la biotechnologie opère avec l’idée de milieu, lorsque la recherche actuelle n’est aucunement destinée aux effets produits sur les milieux où les inventions biotechnologiques sont développées et déployées, et que les changements du milieu n’entrent aucunement en considération dans les liens que l’on essaie de faire entre certaines maladies et la structure génétique. Mais en pensant ainsi, il suffirait de réintroduire la notion de milieu, ce qui signifie de penser par exemple, que la séquence génotypique d’un individu peut être affectée par les émanations de l’industrie, et donc produire une anomalie génétique nommée cancer. Dans ce cas nous risquerions de réintroduire la notion de milieu au centre de la réflexion politique, juste au moment où nous essayons de distinguer milieu et relation, être au monde et espace d’apparition des acteurs. Dans le cas où l’on suivrait les notions classiques de développement de l’individu dans un milieu, nous nous trouverions rapidement avec l’assimilation entre théorie sélective et lutte pour la survie. Dans le cas où les rapports entre structure et changement (devenir, transformation) sont pensés eux-mêmes comme structuraux à un organisme complexe appelé société, nous concevrions l’espace public tout simplement comme un espace d’activités diverses. Et dans le cas où l’on pense la vie comme phénomène politique, c’est-à-dire, orientée et organisée par notre organisation sociale et nos décisions politiques, l’on transformerait l’espace politique en un espace soit de gestion, soit de conservation de la vie, soit comme principes moraux, ou conçu comme un jeu des concurrences et des forces.

3° Je ne m’attarderais pas sur le troisième terme de biotechnologie, le logos. Je reviendrais à un autre moment sur ce lien entre vie, technique et logos, issu de la philosophie de la connaissance propre aux origines de la modernité. Je parlerai à ce moment là des liens entre philosophie de la connaissance et pensée de l’identité.

Je voudrais passer maintenant à la deuxième partie de cet énoncé qui constitue le titre de ma recherche : philosophie politique critique.

J’exposerai uniquement l’enjeu principal et les possibilités et difficultés d’un tel projet. Je suivrai ici la réflexion faite par Miguel Abensour dans son article « Pour une philosophie politique critique». J’essaierai ensuite de le mettre en rapport avec le sujet de mon travail, les biotechnologies.

1.- L’enjeu : « pour autant que la question politique ne soit pas réduite à la gestion non conflictuelle de l’ordre établie, mais s’ouvre à une reformulation de la question de l’émancipation hic et nunc, le lien à la théorie critique, en tant que critique de la domination, s’impose dans la mesure même où les chemins de l’émancipation passent nécessairement, sinon exclusivement, par cette critique. Mieux, c’est précisément parce qu’on marque un écart irréductible entre politique et domination que l’on ne peut ignorer les phénomènes qui relèvent de la critique de la domination et qu’il s’avère légitime d’explorer, voire d’inventer, une relation peut-être inédite entre théorie critique et philosophie politique », « que loin de nous détourner des choses politiques, de la résurgence de la question politique, nous y ramènerait d’autant plus sûrement que l’orientation vers l’émancipation permettrait d’éviter deux écueils aussi funestes l’un que l’autre, l’oubli des phénomènes de domination d’une part, la cécité à la différence entre politique et domination de l’autre ». [15]

2.- Les possibilités : « Existe-t-il des affinités entre théorie critique et philosophie politique ? »

La réflexion sur la domination dans la Théorie Critique permet de distinguer un rapport qui ne serait ni le résultat de la coercition ni celui de l’exploitation, c’est-à-dire, l’existence d’un conflit intrinsèque à la domination. Un conflit qui ne se résoudra pas par d’autres voies que l’émancipation, c’est-à-dire, qui ne trouvera pas son issue dans la transformation de l’économie ou dans un consensus d’intérêts. Cette réflexion fondée sur l’idée d’émancipation, permet d’envisager une distinction plus vaste entre domination et histoire ou entre domination et essence (ou nature) humaine.

Si « La violence ne suffit pas donc à expliquer la division entre dominants et dominés et encore moins l’acceptation de cette scission, c’est-à-dire, l’acceptation de la domination »[16] nous pouvons alors penser le phénomène de la domination comme une relation, au lieu de chercher à étudier les moyens par lesquels les dominants réussissent à opprimer le peuple, ou les besoins en raison desquels les dominés sont obligés d’obéir. Cela replacerait la possibilité de la liberté au centre de cette relation, et permettrait éventuellement de distinguer non seulement coercition et domination, mais aussi violence et politique.

3.- Les difficultés : Nous trouverons d’une part, « la critique de la domination, qui continuerait inlassablement à rechercher les manifestations de la division entre maître et esclave ; de l’autre, ceux qui sensibles au nouveau lever du soleil de la politique ignoreraient superbement les ombres qu’y apporte la persistance de la domination »[17]

La traduction de la question politique dans la langue de l’émancipation pourrait donc nous aveugler quant aux possibilités de voir et de comprendre la phénoménalité spécifique du politique, et le reconduire infatigablement vers des rapports de forces et de violence.

Penser la politique à partir d’un but d’émancipation, et donc, déterminer le regard sur les choses politiques sous ce prisme, empêcherait à la Théorie Critique de penser le conflit autrement que comme une scission vue elle-même comme violence et domination, c’est-à-dire, de faire la distinction entre polemos et stasis[18]. Cette difficulté serait diminuée si l’on pense qu’autant Horkheimer qu’Adorno (et avec moins de force également Marcuse) se sont fortement opposés à une réconciliation dans et par l’Histoire comme certaines lectures de la philosophie de Hegel le prétendent. L’effort de penser le caractère historique de la domination et en conséquence, les possibilités de l’émancipation, n’a pas donné une conception politique à l’intérieur de l’Ecole de franckfort, mais n’a pas créé non plus l’illusion d’une émancipation finale et totale, sans conflictualité ultérieure.

Pour Horkheimer, la politique pourrait bien être dans nos démocraties modernes qu’un « discours ornemental, sans prise sur le réel », qui masque la situation historique de domination. Nonobstant, l’idée d’émancipation contient celle de liberté, et dans ce sens, la critique des conditions historiques de domination résulte en même temps de l’idée de liberté et de vie juste. L’oscillation entre critique de la domination et critique de la pensée politique, signifie, par moments, un mélange entre politique et domination jusqu’au point où l’émancipation voudrait dire « se libérer de la politique ». La théorie critique aurait manqué à une conceptualisation de la politique qui puisse lui faire voir la politique autrement que comme administration, instrumentalisation ou rapports des forces. Ce manque marque encore une distance plus importante avec la pensée politique lorsqu’il implique le fait d’ignorer « non seulement la relation essentielle de la politique à la liberté, mais aussi la question du lien politique, où la politique instituant un rapport entre les hommes, rapport spécifique dans la mesure où il permet à la pluralité d’apparaître, de se manifester sous forme d’une relation qui ait pour particularité, non pas tant d’unir, mais de lier et de séparer à la fois »[19] En d’autres termes, l’idée d’émancipation impliquerait davantage une source pulsionnelle pourrait-on dire, pour l’élaboration de la critique de la société et de la domination, mais ne serait pas envisagée comme une réalité possible, comme un mode d’être ensemble, comme un espace de pluralité, c’est-à-dire, comme un espace d’apparition des acteurs. Comme si, à chaque fois, cet espace d’apparition des acteurs devait être tout de suite pensé comme un espace de domination des sujets et non pas comme un espace de l’agir. L’ambition de dévoiler les masques de l’histoire semblerait empêcher de voir la réalité de cet espace d’apparition, comme si la philosophie de l’identité tant critiquée par eux, revenait permanemment tel un retour du refoulé, à placer les acteurs dans des endroits figés et dans des rapports irrévocablement ré-introducteurs de la domination, idée selon laquelle finalement entre un régime et un autre il y aurait plus une différence quantitative de domination qu’une différence qualitative entre domination et politique.

L’exigence d’une pensée politique, qui fait sienne « l’affirmation de la consistance du politique, c’est-à-dire, d’une spécificité des choses politiques qui les rend irréductibles et hétérogènes aux autres phénomènes avec lesquels on tend à le confondre, phénomènes sociaux, ou socio-historique » et « l’insistance sur la distinction entre régime politique libre et despotisme, ou en termes plus contemporains entre politique et domination totalitaire »[20] iraient donc dans le sens contraire d’une réflexion purement fondée sur la critique de la domination.

4.- Propositions pour une philosophie politique critique:

Malgré les difficultés, un rapprochement serait envisageable. La théorie critique n’est ni une philosophie politique ni une négation pure et simple de la philosophie politique. Elle a effectué un transfert des questions politiques dans l’élément de la transformation et l’émancipation. Du côté de la pensée politique, (Arendt, Rancière, Lefort) on aurait une idée de la politique différente « d’une activité à se déployer dans un espace lisse, sans aspérité, sans clivage ni conflit, orientée vers une intersubjectivité pacifique et sans problème »[21] Abensour nous indique ici la distinction entre police et politique de Rancière, l’irréductibilité des choses politiques (au social et à l’économie) toujours en lien avec la division originaire du social de Lefort, le risque permanent de confusion entre administration des besoins et exercice de la liberté analysée par H. Arendt, à quoi on pourrait rajouter d’après la lecture de E. Tassin des textes de Louraux, l’idée que « la citoyenneté est elle-même un mode de la conflictualité dans lequel il faut prendre parti parce que c’est de cet affrontement que la cité se constitue comme cité »[22], que « c’est en tant qu’on est citoyen qu’on doit être séditieux ». Si la politique est une question de liberté et de servitude, la critique de la domination est en même temps une question politique.

Selon Abensour, cette séparation qui lie ceux qui s’opposent et cette liaison qui sépare ceux qui se rejoignent, implique la possibilité constante d’un retour de la liberté à la servitude, car « les manifestations du principe politique ne sont ni stables, ni des formes irréversibles. Le retour du fait de la domination les menace de l’intérieur jusqu’à risquer de les détruire, de les ruiner et de les vider de leurs sens »[23] La critique de la domination se trouverait donc tel un noyau dans la pensée politique lorsque la politique est placée du côté de l’émancipation. Dit d’une autre manière, dans la philosophie politique même, on pourrait tomber sur quelque chose de sensiblement anti-politique, tout comme dans la théorie critique de la domination, on pourrait être confronté à quelque chose de sensiblement anti-émancipatoire. Ce qui pourrait être anti-politique dans la philosophie politique serait de ne plus penser aux phénomènes de domination et donc à la possibilité de la dégénérescence de la politique, et ce qu’il pourrait y avoir d’anti-émancipatoire dans la critique de la domination serait le fait d’oublier la constitution d’un espace dont le sens est la liberté.


ARTICULATIONS ENTRE LA PROPOSITION D’UNE PHILOSOPHIE POLITIQUE CRITIQUE ET LA BIOTECHNOLOGIE

Comment donc penser politiquement la biotechnologie ? Ne serait-ce pas confondre « tenir à la politique » avec l’idée que « tout est politique », confusion selon laquelle on ferait une identité ou une homogénéisation là où « tenir » veut plutôt indiquer un lien entre deux instances différentes ? Miguel Abensour nous suggère d’entendre dans la proposition de Rousseau « que toutes les manifestations d’une société donnée, qu’il s’agisse du rapport à la nature, des rapports entres les hommes, du rapport à soi et à l’autre, ont à voir à des médiations diverses avec le mode d’être politique, au sens large du terme, de cette société », Dans ces manifestations différentes d’une société donnée, on trouverait donc une sorte de dépendance avec le mode d’institution politique de cette société.

Pour penser la relation entre biotechnologie et politique, il faudrait en conséquence pouvoir d’abord distinguer technique et politique, et d’une manière plus vaste, connaissance et agir, ainsi que vie et politique[24]. Car le problème de penser la science et la technique comme des phénomènes politique en soi, c’est-à-dire, dans une identité avec la politique, pourrait nous mener soit à penser la politique comme l’effet d’un savoir scientifique, comme une forme d’organisation et d’administration des actions humaines (à confondre politique et gestion), soit à considérer le domaine de la production scientifique comme le champ où les conflits politiques devraient se résoudre. Cela nous empêcherait non seulement de comprendre la spécificité de la politique, mais également la spécificité du domaine scientifique et technologique.

Même s’il paraît donc paradoxal, pour penser la biotechnologie en termes politiques nous devrions être capables donc de faire avant tout la distinction entre celle-ci et la politique, c’est-à-dire de voir les différences entre politique et science, entre politique et technique et entre politique et vie. Mais, ensuite, il est nécessaire de regarder les médiations diverses entre savoir et politique, entre technique et politique et entre vie et politique, pour cerner les modes possibles d’un retour de la domination. Il faudrait davantage et en conséquence, décrire le phénomène dont on parle, définir sa spécificité.

Mais pourquoi nous laisser orienter par l’idée d’une philosophie politique critique ? Dans le cas spécifique qui nous intéresse ici, la distinction entre technologie et politique serait en elle-même critique, car si depuis la Théorie critique la technologie est devenue ‘domination politique’, penser politiquement la biotechnologie ne serait pas tant trouver la manière de se libérer de cette domination que de pouvoir la penser autrement que comme domination, c’est-à-dire, de trouver les médiations là où elles semblent impossibles. Penser le lien entre technologie, vie et « liberté ». Décrire le phénomène de la biotechnologie serait déjà la penser de manière critique. La première critique consistera à ne pas la réduire à l’ensemble de préjugés qui semblent définir à priori ce phénomène, selon lesquels la technologie serait par exemple l’équivalent de maîtrise, de contrôle, de domination, et la vie qu’un pur processus naturel et objectif. Mais l’idée de penser les médiations entre biotechnologie et politique voudrait dire également de penser la politique non plus comme un espace lisse et sans conflits avec justement ces préjugés, et moins encore, libérée de toute relation avec la difficulté à penser et à juger que la biotechnologie fait apparaître aujourd’hui dans notre société contemporaine.

Quant au phénomène que nous cherchons ici à comprendre, l’analyse des préjugés est doublement nécessaire : d’une part, elle permet un accès au phénomène que le préjugé occulte ou oblitère, d’autre part, elle permet d’accéder à la singularité de ce phénomène, en tant que ce par rapport à quoi nous n’avons pas encore de critères de jugements pour pouvoir le penser. S’il y a bien aujourd’hui une situation qui caractérise notre approche de la science et de la technologie du vivant, c’est justement l’absence des critères vis-à-vis de ce qu’elle fait apparaître et l’obstination à les penser avec des jugements devenus finalement des préjugés[25].

Il faudrait se tenir à l’égard d’une autre difficulté : celle de croire que l’analyse des préjugés peut se faire à partir des critères tout à fait valides pour nous, objectifs et absolus. Ce qui relève à dire : il faudrait se garder de prendre ces préjugés à partir des préjugés de la science elle-même, tel le fait de confondre l’analyse des préjugés avec la critique des idoles (des idéologies).

De la même manière qu’aucun homme ne peut vivre sans préjugés, la connaissance ne résiste pas à la force du temps sans eux. Il faudrait donc distinguer, non seulement les préjugés sur la science et la technologie, mais également les préjugés à l’intérieur de celles-ci. Un lien avec l’épistémologie contemporaine est donc possible : la science n’existe et n’a jamais existé malgré l’idée qui lui a servi de racine, sans fortes doses de dogmatisme. Pourtant, croire que le savoir scientifique et technologique n’est que l’équivalent du dogmatisme dans notre société actuelle, serait nous laisser guider trop facilement par l’analyse des idéologies. Dans l’épistémologie, le débat sur le dogmatisme en science est développé profondément dans les discussions entre Kuhn, Feyerabend et Lakatos[26]. Je n’exposerai pas ici ce débat, ce qui m’intéresse de retenir, c’est que tandis que Feyerabend accuse la science d’être une nouvelle forme de dogmatisme ayant remplacé le dogmatisme religieux, dogmatisme ayant comme corpus réel la communauté scientifique et l’éducation du savoir scientifique et technique, Lakatos propose de penser la science comme un espace où l’on trouverait un noyau dogmatique autour duquel un ensemble d’anomalies apparaissent de manière permanente et inévitable, et que la communauté scientifique prend en compte pour faire changer une théorie. L’investigation de Lakatos montre que la communauté scientifique ne se conforme en aucun cas à une communauté fermée et sans conflit, car la confrontation et les disputes internes sont la conséquence de l’activité de recherche sans laquelle la science n’aurait pas la possibilité d’avoir une idée de la connaissance. D’ailleurs, cela est le point le plus radical de la position de Feyerabend, qui réduit toute connaissance à une croyance comme n’importe quelle autre, et devant laquelle dans une société libérale on devrait avoir la possibilité de choisir (par exemple dans l’éducation). Selon Lakatos, au-delà du caractère intrinsèque du concept de connaissance, la valeur de la recherche et de l’invention scientifique réside dans les médiations entre une théorie forte et l’ensemble des anomalies qu’elle ne réussit pas à expliquer ou à intégrer. Ce qui fonde la connaissance c’est la possibilité d’assumer ces anomalies comme une partie de la connaissance elle-même, et de garantir la possibilité de leurs analyses et études (financements, liberté de recherche et de communicabilité, ouverture d’espaces de recherche, débat public sur les résultats).

Il s’agit bien, dans les préjugés sur et dans la science, de ce ‘on’ pense, de ce ‘on’ dit, qui fait du discours scientifique et technologique un discours homogène et sans entraves, ce ‘on’ qui voudrait mettre en expression la neutralité et l’objectivité, au-delà des différences notables qui surgissent fréquemment à l’intérieur de l’expérience singulière de la recherche scientifique. Première contradiction, pouvons-nous dire, entre un ‘on’ nécessaire à toute prétention d’objectivité (et pas nécessairement de validité universelle) et l’expérience de découverte et de formulation particulière à chaque moment de production du savoir. De cette première contradiction, nous pouvons conclure que ce qui se révèle ici est la condition ‘publique’ de la science, le public étant, dans la science, ce qui peut être dit de manière objective, un dire objectif, égal à tous et pour tous. Mais ce caractère public de la science rentre inévitablement et nécessairement en conflit non pas seulement avec l’aspect intime de la recherche, mais avant tout, avec l’espace public dans lequel il fait apparaître ses produits et ses résultats, c’est-à-dire, avec cet espace où nous ne pouvons pas nous mouvoir sans jugement. Il serait nonobstant trompeur à nouveau, de croire que le seul accès de la science à cet espace public (qui n’est pas une communauté, et qui ne se confond pas avec la communauté scientifique non plus) n’est que par ses résultats et ses produits, car ce qu’elle fait apparaître, plus que ces produits et ces résultats, c’est l’activité scientifique elle-même, cette capacité d’apparaître elle-même comme ‘un dire objectif’, d’une part, et de faire apparaître ce qui n’existait pas auparavant (des conflits des facultés) et ce qui échappe donc aux préjugés de la science elle-même, d’autre part. Cette activité, comme Arendt l’énonce dans la Condition de l’homme moderne, consiste à déclencher des processus imprévisibles (non seulement des produits ou des résultats) pour la connaissance et le savoir d’une époque. Il faudrait, en conséquence, se questionner sur cette activité avant même d’essayer de comprendre ou de décrire ses résultats et ses produits. Dans le cas qui nous occupe ici, avant de nous interroger par exemple sur le clonage ou sur la thérapie génique, nous devrions nous interroger sur ce en quoi consiste cette activité que nous appelons biotechnologique. C’est seulement dans ce sens que nous pourrions penser aux médiations entre technologie et politique, suite à la possibilité de leur distinction.

Pour faire ceci, il faudrait s’interroger également sur le rapport entre connaissance et monde, et regarder dans quel sens l’activité scientifique est liée à cet ‘inter-est’ propre à l’apparition de l’espace public, propre à la politique.

Penser la biotechnologie en tant qu’activité voudrait dire donc : considérer celle-ci comme l’une des formes du faire, et envisager de la penser en lien avec l’agir politique.

« De même la capacité d’agir, au moins au sens de déclencher des processus, est toujours là ; mais elle est devenue le privilège des hommes de science, qui ont agrandi le domaine des affaires humaines au point d’abolir l’antique ligne de protection qui séparait la nature et le monde humain… Il est certainement assez ironique que les hommes considérés depuis toujours par l’opinion publique comme les membres de la société les moins pratiques, soient finalement les seuls qui sachent agir et agir de façon concertée… Mais l’action des hommes de science, agissant sur la nature du point de vu de l’univers et non sur le réseau des relations humaines, manque du caractère révélateur de l’action… »[27]

La technologie, la recherche scientifique, leurs liens avec la vie, apparaissent ici en rapport avec l’action, dans ce qu’elle a de plus caractéristique, la possibilité de déclencher des processus inattendus et irréversibles, l’anonymat des auteurs. Cette fragilité de l’action, qui n’est que des calamités pour une pensée qui assimile action et gouvernement, fait renaître l’ambition de se protéger contre les dangers de la pluralité et de l’action. Le lien époqual entre science-technologie et action, joue contre la constitution d’un espace proprement politique et enferme la pensée dans la recherche d’un gouvernement qui assure ce contrôle que la politique ne donne pas, « fuir la fragilité des affaires humaines pour se réfugier dans la solidité du calme et de l’ordre »[28]. Elle joue également comme facteur de blocage pour penser la biotechnologie et la science du vivant autrement que comme stratégie de contrôle, exercice de domination ou intervention/production du hasard. Ainsi, ce rapprochement époqual (époque moderne) entre production et action, au lieu d’inciter à penser à de nouveaux jugements, à inventer des critères où les anciens ne nous aident plus, renforce l’interprétation de l’action comme fabrication, de la politique comme moyen et du jugement comme instrument, et transforme ‘le commencement’ et ‘l’agir’ dans les figures du novateur-chef et acteur-executeur.

Cet acosmisme époqual[29] qui bouleverse le rapport entre fins et moyens propre à la fabrication, confirme pourtant l’absence du caractère révélateur de l’action, car la seule manière par laquelle les producteurs, ici les technologues, peuvent apparaître dans un espace commun n’est autre que la présence des objets produits. La production est publique uniquement comme ‘monstration’ des produits et non pas comme distinction des acteurs, ayant comme effet l’atrophie de l’espace d’apparence, où « le produit est identique à l’acte qui s’exécute »[30] Ainsi, lorsque la technique se confond avec la recherche fondamentale, c’est-à-dire, avec cette activité où « je fais ce que je ne sais pas ce que je fais »[31], ce que cette technique produit devient elle-même inattendue et irréversible. Provoquer des processus naturels, cet art de ‘faire’ la nature introduit de cette manière l’incertain dans le processus de production et fait de ce qui devait être le support de durabilité des activités humaines un espace fragile et incontrôlable, faisant des producteurs incapables à défaire ce qui a été fait, « alors que l’on ne savait pas, que l’on ne pouvait pas savoir ce que l’on faisait ». Le transfert de cette fragilité amènera à faire resurgir soit l’illusion de contrôle soit tout simplement l’attente, dans le non-agir, la sagesse de la contemplation devant l’inévitable réapparition de la question de l’être. Cet acosmisme époqual peut bien faire venir-apparaître, dévoiler l’être provoqué, le confronter au danger de la perte de l’essence, mais il n’est point possible grâce à lui de constituer un espace d’apparence pour les relations entre les hommes où l’homme puisse se distinguer de la nécessité, sans pouvoir non plus faire apparaître la solidité d’un monde.

[1] Jorge Luis Borges, Fictions, « Tlön Uqbar Orbis Tertius », Editions Gallimard, 1957, p. 42.
[2] Ibid, « La bibliothèque de Babel », p. 96.
[3] H. Marcuse, L’homme unidimmensionnel, Les éditions de minuit, (coll. Arguments), 1964. P.155.
[4] Cette distance qui sépare et qui rend possible la distinction est niée par deux mouvements parallèles, qui vont de l’espoir éperdu jusqu’à la dépression excessive, celui qui fait de la pensée un univers de relations infinies sans agent et celui qui fait d’elle un pur commandement. Dans le premier cas, nous voyons l’Histoire de la pensée et la substance rationnelle se conformer à elles-mêmes sans arrêt, dans l’autre cas, nous entendons cette fameuse phrase : ‘la pensée… (n’existe) qu’en vertu des ordres qu’on donne ou qu’on reçoit’ (H. Arendt dans « le système totalitaire », nous rappelant ce qu’était la pensée pour Hitler).
[5] «La distinction entre le biologique et le politique peut être énoncée par la différence entre diversité et pluralité, selon laquelle la diversité peut être comprise comme l’une des formes de l’altérité, sans que pour cela on doive la confondre avec la pluralité : « L’altérité, il est vrai, est un aspect important de la pluralité, c’est à cause d’elle que toutes nos définitions sont des distinctions et que nous sommes incapables de dire ce qu’est une chose sans la distinguer d’autre chose. L’altérité sous sa forme la plus abstraite ne se rencontre que dans la multiplication pure et simple des objets inorganiques, alors que toute vie organique montre déjà des variations et des distinctions même entre spécimens d’une même espèce… Chez l’homme l’altérité, qu’il partage avec tout ce qui existe, et l’individualité, qu’il partage avec tout ce qui vit, deviennent unicité, et la pluralité humaine est la paradoxale pluralité d’êtres uniques » (H. Arendt, Condition de l’homme moderne, Calmann-Lévy, 1961 et 1983, p. 232) La distinction entre vie et politique comporte alors cette autre distinction entre diversité et pluralité, facilement oubliée par exemple dans les discours courants sur la fonction politique de la bioéthique.
[6] Aristote, Politique, I, 2, 1261 a 22-31, trad. P. Pellegrin, Paris, Garnier-Flamarion, 1990.
[7] Ibid, 1252 a 6-9
[8] Ibid, 1261 a 22-33
[9] M. Heidegger, Essais et conférences, « la question de la technique », Editions Gallimard, 1958, p. 44.
[10] Luc Ferry, « la critique du monde de la technique chez Heidegger », dans Penser la technique, sous la direction de Thomas Ferenczi, Editions Complexe, 2001, p. 47 – 74.
[11] E. Tassin, Un monde commun, pour une cosmopolitique des conflits, Editions du seuil, 2003, p. 147-148.
[12] Heidegger, Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-finitude-solitude, cité par G. Agamben, dans L’ouvert, Editions Payot & Rivages, 2006, p. 105.
[13] H. Arendt, Qu’est-ce que la politique ? Editions du seuil, 1995, p. 191.
[14] Cette formulation heideggerienne peut être mise en relation avec le début de la phénoménologie de Hegel, dans laquelle on trouve la certitude sensible comme la première figure de l’esprit. Nous savons bien que Hegel prend ce point de départ car il est en train de réinscrire dans son texte les arguments de Kant contre l’empirisme de Hume. Il serait naïf, selon mes lectures, de croire que Hegel essaie d’élaborer ainsi un premier trait d’une ontologie, selon laquelle on pourrait comparer le point de départ de la certitude sensible avec celle de l’indifférence (l’ennui). Le point qui m’intéresse de soulever ici est la lecture anthropologique des textes de Hegel. Pour moi, la lecture de Habermas est un exemple. Dans cette lecture on confond notamment assez facilement relation et milieu, agir et interaction.
[15] M. Abensour, Pour une philosophie politique critique ? Revue Tumultes n° 17-18 : L’Ecole de Franckfort : la théorie critique entre philosophie et sociologie. Sous la Direction de M. Abensour et G. Muhlmann. Paris, Editions Kimé, 2002, p. 209.
[16] M. Abensour, Ibid 222.
[17] M. Abensour, Ibid 210.
[18] Voir E. Tassin, Un monde Commun, Opcit, p. 60 à 66.
[19] M. Abensour, Ibid p. 249
[20] M. Abensour, Ibid p. 224
[21] M. Abensour, Ibid p. 235
[22] E. Tassin, Un Monde Commun, Opcit, p. 64.
[23] M. Abensour, Ibid p. 253.
[24] Critique de H. Arendt à l’interprétation courante de zoon politikom comme l’existence d’une substance propre du politique, comme fondée sur une nature humaine, « comme s’il y avait en l’homme quelque chose de politique qui appartiendrait à son essence. C’est précisément là qu’est la difficulté ; « l’homme est a-politique » (dans Qu’est-ce que la Politique, p. 42).
[25] « L’une des raisons de l’efficacité et du danger des préjugés consiste en ce qu’une partie du passé se cache toujours en eux. Si on y regarde de plus près, on peut en outre reconnaître un véritable préjugé du fait qu’en lui se dissimule également un jugement qui a été formulé dans le passé, qui possédait originellement en lui un fondement d’expérience légitime et adéquat, et qui n’est devenu un préjugé que parce qu’il a réussi à se faufiler au cours du temps sans qu’on s’en aperçoive ni qu’on y prenne garde », H. Arendt, Qu’est-ce que la politique, p. 52
[26] Pour ce débat, voir T. Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, I. Lakatos, Contre la méthode, et I. Lakatos, History of Science and Its Rational Reconstructions.
[27] H. Arendt, Condition de l’homme moderne, p. 403
[28] H. Arendt, Condition de l’homme moderne, p. 285
[29] L’idée d’acosmisme époqual est développée par E. Tassin entre les pages 147 et 152, dans Un monde Commun. Pour une cosmopolitique des conflits.
[30] H. Arendt, Condition de l’homme moderne, p. 268
[31] H. Arendt, Condition de l’homme moderne, p. 295

Thèse de Sarah Mailleux

Journée des doctorants des 11 & 12 juin 2008

La thèse traite de la question de la pauvreté et de la justice sociale dans le Brésil contemporain. La recherche sera fondamentalement basée sur « une théorie pratique de la pauvreté », c’est à dire une théorie construite sur l’expérience sociale des pauvres, leurs pratiques concrètes et leurs récits. L’hypothèse est que cette théorie pratique pourra aider à connaître et à comprendre la conception de justice sociale et les formes d’action et de résistance économique, politique, sociale et symbolique des personnes démunies.

La présentation s’agira d’un exercice de « théorisation pratique » à partir de quelques exemples recueillis dans le terrain de recherche réalisé pendant l’été européen de 2006. Le terrain a été réalisé pendant quelques semaines au Nordeste brésilien dans la zone rurale de trois états (Pernambuco, Bahia et Alagoas) et aussi à la zone métropolitaine de Pernambuco dans une favela. Malgré que les personnes intervieuvées n’utilisaient pas directement les termes « justice sociale », la question était très présente dans leurs récits, dans les interprétations de leur expérience sociale et dans les choix faits par eux dans les questions quotidiennes. On fait l’hypothèse que les conceptions de justice sociale orientent en grande partie leurs actions ou « manque d’actions », leurs interprétations et leurs relations avec les différentes agences et organismes (gouvernement, associations, églises) et leurs relations sociales les plus proches.

A partir de cette théorie pratique de la pauvreté, une relecture des théories et des réflexions contemporaines sur les théories de la reconnaissance et de la justice sociale est envisageable.