lundi 12 mai 2008

José Murillo, La sécurité contre la liberté. Une réflexion politique à partir de Hannah Arendt

Ontologie et fragilité

« Seul un être arrivé à la crispation de la solitude par la souffrance et à la relation avec la mort, se place sur un terrain où la relation avec l’autre devient possible »
Levinas, Le temps et l’autre, p. 64.


A. La mortalité

La mort chez Heidegger, Levinas, Patočka, Arendt, etc., n’est pas considérée comme un moment, mais comme une condition fondamentale de l’existence humaine dans le monde. De telle façon qu’exister consiste à « vivre la mort », c'est-à-dire, vivre quelque chose en fuite, quelque chose qui s’en va dans la même action qui se réalise, s’actualise.
Il y a, donc, une fragilité inhérente à l’existence humaine qui vient de sa condition fondamentale de la mortalité, constante finitude.
Pour l’homme comme simple être vivant, cela ne constitue point un problème, parce que la vie est un mouvement qui le surpasse dans l’espèce. Chaque individu est immortel parce qu’il appartient à l’espèce, comme dans les analyses de la vie nue, biologique, ou zoé, de Arendt dans la condition de l’homme moderne. Il n’y a pas de mort à proprement parler parce qu’il n’y a pas de ex-sistant. (ex- dehors, être dehors, soutenu dehors, soutenu dans la négativité, dans l’altérité, ou être jeté dans une vie qu’il faut la réaliser, toujours incomplète)
La mort est la conscience de la mortalité, expérience d’une vie que consiste (aussi) à mourir. Fragilité de l’existence, qui peut devenir angoisse existentielle, angoisse qui pour Heidegger est l’opportunité qui a l’homme de se « récupérer » d’une vie tombée dans l’inauthenticité du On. On vit, on mort.
Cette conscience de la mort ne correspond pas exactement au méménto mori, un « rappel-toi qui vas mourir », mais constitue une certaine expérience de la vie mortel (Pessoa, livro do desassossego, 197, p. 206).
Cette expérience est individualisant. La question sera si cette individualisation doit être une isolation comme dans le cas de l’angoisse existentielle de Heidegger. Cette isolation peut être l’élan nécessaire qui pousse l’homme réaliser des exploits, à fonder la polis ou à la vita activa, comme dans le cas des grecques décrit par Arendt (Condition de l’homme moderne, « Éternité contre immortalité », pp. 53-57).
Pour Patočka, à partir de cette conscience de la mort, l’homme sait qu’il est un individu humain, singulier, mortel, à jamais incomplet et unilatéral », mais, « placé devant le fait qu’il est et qu’il lui faut assumer et porter son être, ne peut ne pas être fasciné par son être propre » (Patočka, « Fondement spirituels de la vie contemporaine », Liberté et Sacrifice, 234).
Cette conscience, donc, peut-être fascination pour l’être propre et non angoisse, et cette fascination pousse l’homme à chercher en quoi consacrer sa finitude, les peu de moments avec lesquels il dispose, sa vie (Lihn, Monólogo de un padre con su hijo de meses « No hay tiempo que perder en este mundo embellecido por su fin tan próximo » (Il n’y a pas de temps à perdre dans ce monde embellie par sa fin si proche ? .).

Cette « conscience – expérience » de la mort constitue, alors, une certaine révélation. Révélation d’être individu, fini, mortel, fragile, et qu’il doit faire quelque chose avec cette existence telle qu’elle est. Or, cette « révélation » peut devenir une angoisse « récupérante », isolant, comme dans le cas de Heidegger, ou une fascination (Patočka) qui pousse à la vita activa (Arendt).

B. Nier la mortalité

Il existe aussi la possibilité de ne pas avoir (ou ne pas vouloir avoir) cette conscience de la mort, se croire ou prétendre immortel (agir comme tel), s’accrocher à la vie biologique (biopolitique) ou à l’être (métaphysique heideggérienne).
La conscience de la mort consiste à la conscience la mortalité, la fragilité de tout ce qui est humain. L’existence individuelle, mais aussi, toute relation, toute institution, toute croyance, toute liberté est marqué avec le sceau de la mortalité. Il n’y a rien garantie. C’est l’expérience du temps. On peut nier cette réalité. On crée des idéologies plus stables que la parole, des dogmes plus stables que la foi, des sécurités plus stables que la liberté.
Il n’y a pas de liberté qui ne soit pas en péril (« la liberté consiste à savoir que la liberté este en péril », Levinas, TI), il n’y a pas d’existence humaine qui ne soit pas en péril, en toute fragilité, exposée.
Il nous faut penser à tout cela qu’on fait pour nier cette réalité.

C. Être exposé

Etre exposée est la seul possibilité de la transcendance, c'est-à-dire, d’avoir expérience du monde, des autres, et non pur délire, enfermement. Etre exposé est être affecté. Etre affecté par l’autre est la seule possibilité d’avoir expérience de l’autre. Être exposé est la seule possibilité de connaître, d’être connu, entendue, aimée, mais aussi être affecté est au même temps, être blessé, blesser, pouvoir être tué.
L’être exposé (à l’autre et de l’autre) ne peut avoir lieu que comme fragilité, comme possibilité d’ébranlement. Ouverture à l’ébranlement, peut-être à cet ébranlement qui, pour Patočka, donne lieu à une communauté politique a-subjective, c'est-à-dire, qui ne part pas de l’ego transcendantal pure, mais de l’ouverture à un espace commun d’apparence, le monde, où moi, apparaît, se montre, existe, avec l’autre, et non comme le centre.
L’a-subjectivité, seulement peut être pensé, peut-être, à partir de l’ouverture à l’ébranlement. La fragilité propre, la conscience de la fragilité, permet se laisser exposer avec les autres dans l’espace d’apparence.

D. La voix

La voix est l’image de la fragilité la plus claire. Elle n’existe que quand elle se prononce. Après prononcée, elle disparaît. Une fois prononcée, elle est envoyée. Elle est suspendue pendant qu’elle existe, et peut être reçue, ou non.
La voix, la fragilité de l’être humain, transcende son moment d’être prononcé quand elle devient parole et cette parole est entendue. La parole entendue révèle un visage qui dans toute sa nudité de visage, peut constituer une biographie. Une biographie est le salut de la simple vie biologique. La simple survivance biologique, la zoé, devient bios quand est parole envoyée, envoyée pour être entendue. Une vie devient digne d’être vécue quand elle est digne d’être racontée. Et une vie est digne d’être raconté quand elle est écoutée. On peut même dire qu’une vie devient digne d’être vécue (c'est-à-dire digne simplement) quand elle est écoutée. L’écoute de la parole, de la voix envoyée transforme une vie biologique, qui n’existe que pour sa survivance, dans une biographie, une vie digne d’être vécue. Je ne veux pas dire, bien entendu, que une vie qui n’est entendue, une vie qui n’existe que pour sa survivance, n’est pas une vie digne, mais qu’une vie qui est écoutée est une vie qui se sait digne.

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