mardi 13 mai 2008

Michaela Fiserova, La photographie et le politique. Slovaquie : 1968-1989.

Problèmes de la représentation visuelle et verbale sur l'exemple de la photographie documentaire

Thèse en co-tutelle (Université Paris VII, France & Université Comenius, Bratislava, Slovaquie)

Partage du visible.
Croisement du sémiotique et du politique dans le cas de la censure des photographies


Dans ma thèse, j’étudie le problème de la censure des photographies documentaires prises pendant la période de normalisation (1968-1989) en Slovaquie, afin de montrer que ces images ont été successivement traitées par deux discours différents (celui du socialisme à l’époque et celui de la démocratie depuis), ce qui a conduit à deux modes de leurs sélection et interprétation officielles.
Par présentation de ce décalage exemplaire des pratiques esthétiques, je vise un problème de caractère théorique universel : celui de la visualité, entendue comme régime de vision propre à une culture et à une période historique donnée.
Du point de vue métodologique, mon enquête consiste notamment en une recherche „archéologique“ (définie à la manière de Michel Foucault). Je mobilise par là une double stratégie de travail. D’un côté, j’analyse les énoncés (textes expliquant les images légitimement visibles) et les visibilités (images sélectionnées en tant qu’illustrations pertinentes des textes) au niveau des archives des deux périodes en question (avant et après le changement de régime politique en Slovaquie en 1989). D’un autre côté, à partir de cette analyse, je vise à défnir le fonctionnement des normes esthétiques et leur rapport aux limites politiques de la vision.


I. J'évoque brièvement un cas exemplaire de la censure des photographies. Celle-ci sera entendue comme stratégie d’exclusion de certaines images du partage légitime.
II. Je propose de réfléchir à ce problème sous l’angle de la philosophie politique de Jacques Rancière, afin de confronter sa pensée de l’image et du partage du sensible à la pensée des signes (Peirce, Eco) et de la représentation (Kant, Lyotard).
III. Je veux ainsi clarifier deux choses. D’un côté, justifier pourquoi la photographie documentaire est plus souvent victime de censure que les autres types d’images fixes. D’un autre côté, expliquer le fonctionnement de la censure des images: dire pourquoi et comment la censure délimite le partage du visible dans la société.

I. Censure : exclusion du partage

Afin de réfléchir à ces questions au sein d’une problématique de la visibilité – entendue comme l’extension de l’ensemble des représentations légitimement visibles au cours d’une période historique - et pour cerner par la même occasion la délimitation politique de cet ensemble, je voudrais d’abord prêter attention à un cas exemplaire de ce problème: celui du fonctionnement de la double censure des photographies, prises en Slovaquie au cours de la période dite de „normalisation“[1]. À titre d'exemple, je m’appuie sur deux publications de l’histoire de la photographie slovaque – l’une qui parut à la fin de la normalisation en 1989
[2] et l’autre récemment, en 2001[3]. Les deux sélections des photographies d’art exemplaires, proposées dans ces livres, méritent l’intérêt en ce qu'elles témoignent de deux époques historiques et de deux discours politiques différents. A savoir, tandis que le but des deux publications est identique – choisir les épreuves exemplaires et les présenter comme faisant partie de l’histoire de la photographie slovaque – la réalisation de cette tâche diffère : ces deux publications proposent deux choix „représentatifs“ très différents des photographies documentaires d’art, qui sont censés constituer l’histoire de ce genre. D’un côté, les textes des théoriciens de normalisation témoignent de la production des „guides“ didactiques, en ne faisant voir dans leur sélections ques les images compatibles avec la doctrine du « réalisme socialiste ». De l’autre côté, les théoriciens de l’époque contemporaine ne font voir dans leurs sélections que les photographies prises par les dissidents, c’est-à-dire les photographies qui n’ont pas pu être exposée – donc vues publiquement - à l’époque précédente.
Ce décalage exemplaire des deux sélections représentatives officielles des photographies documentaires (présentées dans les deux livres différents d’histoire de la photographie slovaque) est intéressant surtout en ce qu’il montre la censure en tant que stratégie d’exclusion de certaines éléments du partage public. Mais, la disparition des photographies documentaires au cours de la normalisation - et leur réapparition soudaine après la révolution de velours – ne met pas seulement en évidence le lien entre le discours politique et les limites de la visibilité des images. Elle permet de se poser également la question sur nos attentes de ces images: qu’est-ce qui les a rendu si redoutables qu’il fallait les éliminer?

II. Photographie: l‘image qui prouve?

Bien que le cas mentionné de la censure des photographies n‘est qu’un exemple du fonctionnement de la censure, le fait que nous l‘avons choisi ne résulte pas d‘un hasard. Il est dû au fait que la censure de la normalisation y prêtait une attention particulière. Alors, pourquoi la photographie? Très probalement parce que parmi toutes les images fixes, seule la photographie argentique - l’empreinte de la lumière – était jugée capable d‘offrir la représentation visuelle fiable du réel visible: on attendait d‘elle une „preuve“.
Mais le problème de la véracité de la photographie ne concerne pas seulement la période de normalisation. Même aujourd‘hui, la proclamation officielle d‘une interprétation de la photographie tant que son interprétation pertinente pourrait conduire à l‘accusation des personnes présentes sur le lieu au moment de sa prise, voire même au procès juridique.
La raison en est celle qu’à la différence des images faites à la main, la photographie est une empreinte et que, dans le discours juridique actuel, toute empreinte est considérée comme douée d’un pouvoir représentatif particulier. En témoignent non seulement les empreintes des doigts, mais aussi la pratique policière d‘enregistrement photographique, sonore et vidéo, réalisé le plus souvent sous forme de papiers d’identité, de registres de criminels, de vidéos et photos policières saisisant les accidents de la route, de photos prises sur les lieux du crime, de photos présentées à la cour de justice comme preuves de délits, etc. Parmi toutes les images fixes, la photographie est considérée d‘être le mieux capable de saisir l‘apparence de l‘événement réel, afin de l‘enfermer dans son image et d’en produire une représentation qui servira ensuite de preuve dans l‘enquête criminologique.

Afin de repenser cette crédibilité particulière, discoursivement attribuée à l’image photographique, je propose de voir le problème de sa véracité de deux façons: sous l’angle de la pensée sémiotique des empreintes (a) et celui la pensée politique des preuves (b).

a. Sémiotique des empreintes

Puisqu’elle est une empreinte, la photographie argentique est d’habitude considérée comme image „indicielle“. Cette caractéristique est originairement due à la conception sémiotique de Charles S. Peirce et à sa distinction de trois types de signes – l’icône, l’indice, le symbole – déterminés en fonction des relations que les signes établissent. Puisqu’à la différence d’images fabriquées à la main, la photographie est produite de manière chimique et technologique, en tant qu’empreinte de la lumière sur une surface photosensible, Peirce ne la prend pas pour l’icône: selon lui, ce n’est pas essentiellement le rapport de ressemblance qui la fonde comme signe. A son avis, „Les photographies, et en particulier les photographies instantannées, sont très instructives parce que nous savons qu’à certains égards elles ressemblent exactement aux objets qu’elles représentent.“ (Ecrits sur le signe, 151) Selon Peirce, cette ressemblance exacte, due au fait que les photographies sont „physiquement forcées de correspondre point par point à la nature“ (151), nous autorise à les ranger parmi les indices: signes liés à son référent par la relation de causalité et de contiguité, qui résulte de la connexion physique.
Cette théorie sémiotique peircienne de l’empreinte comme indice a été récemment revisitée par d’autres penseurs, dont sémioticien Umberto Eco. Malgré le fait que la conception sémiotique de Peirce est devenue pour lui la référence élémentaire pour son propre travail de sémioticien, Eco exprime certains désaccords à l’égard du modèle peircien. Il constate notamment qu’à ce jour, la théorie sémiotique n’a pas suffisamment élaboré le cas de l‘empreinte. La particularité de l’empreinte consiste, selon lui, dans le fait qu‘elle représente sa cause – la chose réellement visible au moment de l‘enregistrement - non seulement parce qu‘elle „témoigne“ d‘un contact physique avec cette cause, mais aussi parce qu‘elle y „ressemble“. Dans son livre Sémiotique et philosophie du langage Eco indique que ce contact physique fait que l’empreinte - qui n’est qu’un extrait, une punction visuelle de l‘évenément enregistré – peut passer pour la représentation fiable de l‘évenément en tant que tel: (p.19) „Témoin d’un contact, donc, mais témoin qui, par sa propre forme, révèle quelque chose de la forme de celui qui a laissé la trace.“
Dans le cas de la photographie, cela signifie que la forme de l’image fait voir la forme de celui qui y a laissé sa trace lors de la prise de l’empreinte. S’appuyant sur la supposition de la ressemblance exacte entre la photographie et l’enveloppe visuelle de l’évenément réel dont elle est empreinte, on cherche à reconnaître dans la photographie la chose réelle. Or, la réception de cette image se complique au moment où on passe de la certitude d‘un contact physique entre le réel visible et son image, à la recherche des ressemblances entre ce réel et son image. Dès qu‘on cherche à verbaliser ce qu’on voit sur l‘image photographique, on se met à chercher les ressemblances, mais sans garantie de reconnaître dans l‘image la chose qui était réellement visible au moment de la prise de la photographie: notre interprétation n’est toujours qu’une parmi plusieures possibles.
Quant à la distinction des interprétations „sensées“ des interprétations „paranoïaques“, Eco se pose en juge: à son avis, bien qu’il y a toujours plusieurs interprétations possibles, chaque interprétation n’est pas correcte. Comme Eco suppose qu’il existe dans toute culture un ensemble d’attentes fixant les limites de la crédibilité, il juge „paranoïaque“ toute interprétation qui „déduit le maximum possible d’une parenté minimale“ (Interprétation et surinterprétation, p. 44) et qui produit ainsi une „surinterprétation“ de l’objet interprété. En revanche, toute interprétation „sensée“ d’une photographie résulte d’un consensus qui a lieu dans le cadre des limites discursives, et qui fixe l’ensemble légitime des ressemblances et des „parentés“ trouvables entre l’image et le réel visible au moment de sa prise.

b. Politique des preuves

Voyons cependant ce problème de la véracité sous l’angle de la philosophie politique de Jacques Rancière. De manière semblable à Eco, Rancière accorde son attention à la réception de la photographie, afin de réfléchir sur les moyens de son usage, sur le statut d‘art qui lui a été attribué, et sur la crédibilité particulière liée à ce statut. Chez Rancière, cependant, la réflexion sémiotico-esthétique de l‘empreinte cède place à la réflexion politico-esthétique du „partage du sensible“: principe politique qui, selon Rancière, fonde et entretient les rapports complexes entre les images, les formes sociales de l’imagerie et moyens théoriques de sa critique. En ce qui concerne plus particulièrement l’image photographique, Rancière observe la théorie indicielle avec méfiance. A la différence de Eco, il trouve que la théorie peircienne de l‘empreinte n’est qu’un des prétextes contemporains pour lutter contre le structuralisme, parce que (Le partage du sensible, p. 49): „le discours sur l’originalité de la photographie comme art „indiciel“ est un discours tout récent qui appartient moins à l’histoire de la photographie qu’à celle du retournement postmoderne“. Mais dans le cas de la photographie, ce n’est pas seulement cet avènement postmoderne de la théorie peircienne qui préoccupe Rancière. A son avis, (Le partage du sensible p. 47): „Pourque les arts mécaniques puissent donner visibilité (…) ils doivent d’abord être reconnus comme arts. C’est-à-dire qu’ils doivent d’abord être pratiqués et reconnus comme autre chose que des techniques de reproduction ou de diffusion.“ Quant à la photographie, Rancière trouve qu‘elle ne s’est constituée comme art ni en raison de sa nature d’empreinte mécanique, ni par imitation des manières de l’art: la révolution technique n’y vient qu‘après la révolution esthétique qui a d’abord assuré la „gloire du quelconque“[4] dans la création picturale du début du 19e siècle et qui s’est répandue plus tard dans le domaine photographique[5]. Le retour actuel à cette théorie est selon lui d’autant plus erroné qu’il fait disparaître sa „généalogie“: en privilégiant le côté immédiat de la prise de vue et l’aspect impersonnel de l’enregistrement machinique, on néglige l’histoire des médiations entre l‘enregistrement et l’affect, qui rendent cet affect éprouvable. C’est pourquoi, plus que prêter attention à sa nature d’empreinte, il importe pour Rancière de connaître sa généalogie: à quel moment historique la photographie est devenue un art.

Afin de comprendre les différents positions théoriques de Eco et de Rancière, que je viens d’esquisser, je propose de revenir encore une fois à la réception de la photographie. Celle-ci montre que nos attentes de cette image sont doubles: on admet qu‘elle peut être interprétée de diverses manières; et pourtant, on tend à voir en elle un témoignage. Cela met en évidence que la réception de la photographie motivée par la recherche simultanée de la signification et de la preuve: séparément, ni la réflexion sémiotique ni la réflexion politique ne nous permettent pas de saisir suffisamment le problème de sa réception.
Quant à la théorie sémiotique de Eco, elle permet de mettre en évidence certaines particularités de l’interprétation de la photographie en tant qu‘empreinte: notamment le fait que cette image saisit non seulement ce que le photographe a décidé de mettre en image, mais tout ce qui était visible de la scène réelle au moment de la prise de la photo. Pourtant, ce fait n‘assure pas que l’interprétation „sensée“ de ce visible-là soit toujours identique: selon Eco, il existe toujours un ensemble d’interprétations correctes. Cette conclusion n‘aide cependant pas à penser l’épreuve comme preuve d’un évenément: on ne trouve chez Eco ni explication de la nature de l‘accord sur la signification, ni réflexion à ce qui mène à considérer certaines interprétations comme pertinentes.
Par contre, on trouve cette réflexion chez Rancière. Le concept du „partage du sensible“ qu’il introduit, permet à la fois de définir l’ensemble des interprétations „sensées“ dont parlait Eco, et de déterminer les manières légimites du partage des images dans la société. Mais, à notre avis, ce partage permet plus qu’indique Rancière: il rend également possible qu’on partage nos attentes des images partagées. Aucune image fabriquée à la main ne nous conduirait en effet à chercher la vérité de la scène mise en image par agrandissement de l’image elle-même: seules les photographies promettent de nous y faire voir le passé vu à nouveau. Cette attente de la photographie n’a cependant rien à voir avec le fait qu’elle s’est constitutée comme art, comme le croît Rancière. Elle résulte du fait que la photographie est empreinte, type de signe particulier. Puisque Rancière ignore cet aspect sémiotique, il lui échappe la particularité de nos attentes discoursives de la photographie, qui seule rend possible dans notre culture le fait étrange que celui qui témoine d’un évenément pris en image n’est pas le photographe, mais son appareil.
Le croisement essentiel du sémiotique et du politique dans la réception de l‘épreuve met en évidence que, bien qu’en réalité un évenément enregistré en photographie n’est pas accessible par simple agrandissement de cette image, on continue à associer cette attente à elle. Nous avons vu que Umberto Eco et Jacques Rancière, chacun de son côté, revisitent ces attentes, mais sans pouvoir vraiment sortir du problème. Eco voit, au delà de plusieurs interprétations possibles, un cadre d’interprétations correctes, mais il n’arrive pas à saisir cet ensemble parce qu’il ignore la pensée politique. A la différence de Eco, Rancière focalise directement sur ce cadre mais, puisqu‘il refuse de penser les signes, il lui échappe la signification particulière des empreintes, reconnue par les sémioticiens. Tandis que l’un recule avant de définir le cadre de la crédibilité de la photographie, l‘autre le définit mais néglige le fait qu‘il n’est pas accessible autrement que par notre interprétation des signes. Afin d’éviter cette partialité qu’on trouve chez les deux penseurs, nous proposons une réflexion complexe, à la fois celle de la délimitation politique de l’ensemble des interprétations correctes pour penser le sémiotique, et celle de l‘usage de types vraiés de signes pour penser le politique. C’est ainsi que peut être finalement repensé la transformation de la photographie en témoignage et en preuve lors de sa réception.


III. Visibilité: limites du partage

Revenons cependant du problème de la crédibilité des photographies à celui de leur censure. Afin d‘expliquer certains enjeux du fonctionnement de celle-ci, il faudrait partir du fait que la photographie peut présenter un danger au niveau de la représentation: le fait que la photographie se caractérise par une telle crédibilité, qu’elle est autorisée d’apporter des preuves, signifie qu’elle nous fait croire en existence de ce qu’elle représente.

Le fait que j’empoie le concept de la „représentation“ ne résulte pas d’un hasard. Il y en a deux raisons. D’abord parce que ce mot apparaît souvent dans les commentaires de deux auteurs qui ont opéré les deux sélections officiels des photographies en question. Et, aussi, parce que je voudrais revenir par là à la conception du partage du sensible de Jacques Rancière. Dans sa conception, ce qui nous fait actuellement apprécier les qualités de la photographie, ce n’est pas seulement le moyen privilégié de son usage, mais le principe qui justifie cet usage. Dans le livre du même nom, Rancière place ce partage du sensible „à la base de la politique“, tout en précisant qu‘il est à entendre „en un sens kantien – éventuellement revisité par Foucault - comme le système des formes a priori déterminant ce qui se donne à ressentir.“ (Le partage du sensible, p. 13) En tant que tel, le concept rancièrien du partage du sensible signifie un découpage du visible et de l’invisible qui „fait voir qui peut avoir part au commun en fonction de ce qu’il fait, du temps et de l’espace dans lesquels cette activité s’exerce.“ (Le partage du sensible, p. 13)
Chez Rancière, les différents modes de ce partage du sensible, qui définissent le fait d‘être ou non visible dans un espace commun, donnent naissance à des régimes d’identification des objets d’art qui sont appréhendées comme destinés à se partager. Dans la tradition occidentale, Rancière distingue notamment trois grands régimes de cette identification: le régime éthique dans lequel l’art est subsumé sous la question des images, le régime représentatif qui définit les manières de rendre visible et d’apprécier les modèles et, finalement, le régime esthétique de l’art qui renvoie au mode d’être spécifique des objets d’art qui sont identifiés par leur appartenance à un régime spécifique du sensible.
A son avis, c’est justement ce dernier régime, le régime esthétique, l’héritage de la pensée des images en tant qu’objets d’art née au du 19. siècle, qui est propre à notre époque et qui nous acutellement permet d’identifier, d’apprécier et de partager les oeuvres d‘art. Par conséquent, il affirme que dans ce dernier „régime d’imagéité“ (Le destin des images, p. 19), qui est par principe dialectique, non seulement le concept de la représentation, mais aussi toute la logique du représentable et de sa négation – de l’irreprésentable - n’ont plus de sens. Rancière s’oppose radicalement à la pensée de l‘irreprésentable, telle qu’elle est présentée chez Kant (sublime comme impensable car inimaginable) et chez Lyotard (sublime comme imaginable mais impensée), indiquant que „dans notre régime, dans le régime esthétique de l’art, cette notion n’a de contenu déterminable, sinon la pure notion de l’écart avec le régime représentatif“ (Le destin des images, p. 152).

Cependant, si nous revenons maintenant de cette classification rancièrienne des trois „régimes d’imagéité“ au cas de la censure des photographies d’art prises au cours des la normalisation, il est évident qu‘une telle gestion des images n’est pas un principe d‘usage propre au régime esthétique, tel qu’il est défini par Rancière. Si on sélectionne les photographies „représentatives“ pour une publication historiographique, afin d’en constituer l‘ensemble le plus pertinemment représentant une période historique au cours de laquelle ces images étaient prises, celles-ci n‘ont plus le statut d‘objets d’art, mais celui des représentations. On pourrait donc dire que la sélection des images pour un ouvrage d’histoire d‘art n’est jamais effectuée dans le „régime esthétique“, mais toujours dans le „régime représentatif“, c’est-à-dire celui qui fixe les limites de la visibilité de ces objets et qui garantit la compatibilité des objets rendus visibles avec les modèles jugés caractéristiques pour la période historique donnée.
Le cas de la „réintroduction“ de certaines photographies dans l’histoire de l’art slovaque après la révolution de velours, que nous avons évoquée au début, met ce fait en évidence: la sélection „représentative“ procède par discrimination de certaines images qu’elle rend systématiquement invisibles. Dans un tel cas, il ne s’agit plus d’une réception des photographies basée sur un contemplation esthétique, mais d‘une réception qui procède par la sélection stratégique des représentations. Il s’agit d’un „filtrage“ et montage suivant des représentations qui fait que l’histoire d’art n’est constituée qu’à partir de certaines images élues, autorisées à représenter telle ou telle période historique. Leur sélection „représentative“ se fait par principe par l’adhésion aux modèles préétablis et par leur comparaison aux images réellement existantes, afin d’en exclure celles qui correspondent le moins aux modèles et de n’en garder finalement qu’un échantillon „représentatif“, le plus compatible avec le discours politique de la période donnée.
A la différence de Jacques Rancière, je me permets finalement d’affirmer que c’est dans ce régime représentatif qu’opère non seulement histoire d’art, mais également la censure, la forme politique la plus conséquente de la sélection des images, destinée à veiller à la ligne de démarcation entre le représentable et l‘irreprésentable au cours d’une période historique donnée. La censure opère ainsi la disparition des représentations jugées les moins compatibles avec le discours officiel: en excluant toute image qui est censée demeurer hors de l’extension légitime de la visibilité, la censure fait que notre réception des images a lieu dans le cadre d‘un partage du visible, qui est à la fois celui du sensible, du crédible et du représentable.

[1] Le terme de la „normalisation“ correspond notamment à la situation en Tchécoslovaquie après l’occupation du pays par les armées des „alliés“ en août 1968. Trois ans plus tard, en 1971, le ministère de la culture a créé le Comité de préparation, destiné à contrôler la „pureté“ de la culture qui se manifestait non seulement par interdiction de créer et de faire référence à certaines œuvres, mais aussi par leur liquidation physique. La période de normalisation, aujourd’hui considérée comme l’une des plus sombres dans l’histoire du pays, a pris fin avec la révolution dite „de velours“ en 1989.
[2] Le premier livre, intitulé Histoire de la photographie slovaque, était écrit par Ludovít Hlaváč, l’un des premiers historiens slovaques de la photographie. Son livre mérite l’attention pour une raison extrêmement importante : pour la sélection des photographies „les plus remarquables“ que l’auteur a laissé passer par son „filtre“ de l’historien de l’art, afin de les fixer et les décrire dans son livre, de leur attribuer ainsi une intemporalité, de les destiner à être retenues en tant qu’images d’art qui constituent l’histoire de la photographie d’art slovaque. Quant au choix des images photographiques d’art, qui constitue l’enjeu même de cette publication, il est évident qu’il était initié et mené par certaines idées clés. Le critère général de sa sélection est déterminé par la doctrine esthétique du réalisme socialiste selon laquelle, à la différence des images suspectes, les images privilégiées ne provoquent pas de conflit idéologique avec le discours visuel de cette période. Hlaváč affirme lui-même que « La photographie slovaque, dans ses meilleurs représentants et ses meilleures œuvres, accepte, réalise et transfère une haute tradition morale du service à la nation, au parti et à la société. Et donc, à l’humanité. »
[3] Le deuxième livre sur l’histoire de la photographie d’art slovaque, intitulé Photographie slovaque, 1925 – 2000 était réalisé par Václav Macek en collaboration avec son collègue Aurel Hrabušický. Cette publication est intéressante surtout en raison d’introduction d’un nouveau tri des photographies d’art qui diffère essentiellement du précédent de Ludovít Hlaváč: la nouvelle sélection ne montre que les photographies des dissidents. Puisque l’enjeu de la résistance théorique de Macek s’enracine dans la supposition d’une nouvelle véracité de photographies d’art qu’il a choisies, son mode de sélection tend à apporter un nouveau point de vue sur les mêmes thèmes que ceux, officiels, de la période précédente, tout en déclarant explicitement son opposition par rapport à ceux-ci. Aussi les textes théoriques de Macek sont conçus comme des messages d’une nouvelle histoire de l’art qui privilégie, dans le but d’une „réhabilitation“ morale, les photographes dissidents dont l’œuvre était systématiquement marginalisée par le régime de vision socialiste.
[4] „Benjamin le montre bien à propos de David Octavius Hill: c’est à travers la petite pêcheuse anonyme de New Haven, non par ses grandes compositions picturales, qu’il fait entrer la photographie dans le monde de l’art.“ (Le partage du sensible, p. 49)
[5] Dans cette perspective, Rancière constate que „La théorie indicielle de la photographie comme peau décollée des choses ne fait que donner la chair du fantasme à la poétique romantique du tout parle, de la vérité gravée sur le corps même des choses.“ (Le destin des images, p. 23)

1 commentaire:

Miguel Castello a dit…

Tout d'abord, et non pas par courtoisie, je voudrais dire que je trouve ce texte très riche en questionnement et en réflexion, et que son argumentation précise et concise indique plus qu'une qualité d'écriture. C'est cela, je pense, qui fait que ton texte nous 'donne à penser', ce qui n'est pas évident aujourd'hui. Je me permets ici de faire quelques commentaires, quelques affirmations, qui n'ont d'autre prétention que de nouer un dialogue entre ma réflexion et celle que tu développes dans ce texte.



La censure indique –selon je le comprends- la manière par laquelle un régime politique détermine ce qui doit être 'présenté', c'est-à-dire, ce qui dans les flux sensible de l'apperception peut constituer ensuite un concept par l'entendement, c'est-à-dire, représenté en tant qu'une unité, un objet. C'est ainsi comment le régime ordonne préalablement le représentable. Sa préoccupation n'est pas nécessairement ce qui est représentable ou irreprésentable, mais ce qui doit être présenté ou pas. Autrement dit, il ne décide pas sur le critère de vérité (que je crois l'intéresse peu), mais sur les actions qui doivent être acceptées ou condamnées. Evidemment, cette tâche de la censure est concordante avec l'idée que des représentations contraires au régime impliquent des concepts qui pourraient aller à l'encontre de son pouvoir d'organiser le monde social, c'est-à-dire, ouvrir les voies à la désobéissance. Dans ce sens, le mécanisme de la censure ne vise pas la représentation en tant que rapport à la vérité d'une image (ça manière de décrire ou montrer un univers objectif), mais au réel de l'action de percevoir, de laisser ou de faire apparaître. C'est pourquoi le problème de la censure est étroitement lié, selon moi, aux régimes d'apparition et de disparition, plus qu'à celui de la représentation comme telle. C'est pourquoi, dans les régimes tyraniques, où certaines manifestations artistiques deviennent contraires à leur idéologie et à leur pouvoir, leurs fonctionnaires chargés de la répression, non seulement font disparaître des œuvres mais aussi des artistes mêmes. Cette opération crée, dans ce sens, les conditions de l'illusion de son objectivité, car il n'y a pas d'image divergente de ce qui est montré, il n'y a pas d'action rendant possible son apparition. Les images dissidentes, par conséquent, ne tirent pas tant sa force de la vérité, - c'est-à-dire, de sa capacité de montrer que les images que la censure n'a pas filtrées ne correspondent pas à la réalité-, que de la possibilité d'ouvrir le réel grâce à l'ouverture de la visibilité, de l'apperception, de signaler une présence : « il y avait là quelqu'un qui a vu ce que je n'ai pas vu, ce que je n'ai pas pu voir, ce qu'on m'avait empêché de voir ». Un autre problème aussi important parmi les phénomènes des régimes de dictature, c'est de ne pas vouloir voir. Les artistes dissidentes « osent » voir (dont le risque est d'apparaître et en conséquence de disparaître) ce que d'autres préfèrent ne pas voir. Et les disparitions étaient nonobstant tellement visibles !!! Ces images sont dissidentes justement pour cela, avant d'être dissidentes contre la représentation officielle, elles le sont par le démantèlement actif de l'opération même de la censure. Lorsque ces mêmes images deviennent 'les représentations vraies' d'un nouvel univers de visibilité sans critique, elles fonctionnent sans contradiction avec le représentable, même sans censure, elles abandonnent l'action qui les signifiaient comme dissidentes. Il résulte important, donc, de différencier la manière d'opérer la censure dans un régime tyranique et dans un autre démocratique, tout comme leurs modalités d'apparition et de disparition.



De manière concrète, on pourrait dans ce sens, inverser le problème, et au lieu de se demander comment les régimes politiques bloquent la présence des images pour contrôler l'univers de représentations possibles, nous pourrions nous demander, comment les artistes arrivent à se dégager de ce partage officiel visibilité-invisibilité, apparaître-disparaître, pour créer des nouvelles zones de visibilité et d'apparition. Cela rajoute sans doute un problème additionnel, qui consiste à savoir si la sélection dans un livre ou dans un catalogue se prétendant historique, n'est par l'effet même de cette prétention, amenée à oblitérer l'événement de l'action contenue dans la production des œuvres. L'on passerait ainsi d'une esthétisation de la politique à une politisation de la esthétique. S'agit-il de la même chose vue tout simplement depuis ses deux faces ? Bien évidemment, la situation est problématique. Elle implique un lien complexe et difficile à penser entre l'imagination comme activité de l'esprit (et toute la problématique de ses limites, de ses rapports avec l'entendement et la raison, comme tu l'as exposé au sujet du sublime kantien) et l'action de voir pour 'faire apparaître' ce qui est interdit selon les modalités de la présence que le régime décide, et qui nonobstant lui échappent. Ou autrement dit, celui qui prend la photographie qui deviendra dissidente de par son apparition, n'est-il pas le même qui arrive à capter (parfois même sans le savoir immédiatement) l'image qui ne doit pas être vue, au risque d'un grand danger ? Il s'agit, nous sommes d'accord, de deux moments et instances différents, l'instant de la prise de photographie n'est pas le même que celui de sa monstration. Mais, dans des régimes tyranniques, le fait de montrer une image censurée est également dangereux que le fait de la produire. Ce qui fait le lien, c'est que dans les deux cas, montrer et prendre (capter, apercevoir) sont une situation non pas de monstration, mais d'apparition de celui qui voit ou montre. Dans ce sens, la séparation arendtienne entre espace de monstration des objets et espace de révélation des acteurs semble être maintenue mais avec une sorte d'inversion : la monstration de la photographie ne montre pas son 'auteur', mais il montre un acteur, quelqu'un qui était là pour voir, et maintenant quelqu'un qui est là pour l'exposer. Or, si dans la esthétisation de la politique on court le risque de confondre production et politique, œuvre et action, représentation et apparition, et dans ce sens, ouvrir les portes à l'oublie de la politique dans des rapports stratégiques, pouvons-nous penser que la politisation de la esthétique ne fasse pas la même chose ? Je pense que quelques pistes importantes pour aborder cette question se trouvent dans la pensée de Benjamin, Marcuse et Arendt (car si cette distinction entre œuvre et action est essentiellement arendtienne, il n'est pas moins arendtien le fait qu'elle ait vue dans la Critique de la Faculté de juger, de Kant, attachée à des question d'ordre esthétique, la possibilité d'en dégager des notions politiques que l'on ne trouve aucunement là où l'on s'attendrait à les trouver, dans la Critique de la Raison Pratique).



Par rapport à l'objet spécifique avec lequel tu travailles- la photographie- je peux dire qu'il m'intéresse de manière particulière, car je m'interroge moi aussi dans mon travail sur les biotechnologies, sur la relation entre les modalités de la visibilité et la technique. C'est pourquoi je transcris à continuation, comme partie de mon commentaire à ton texte, le début d'un autre que je suis en train d'écrire à ce sujet.



« Au cours des grandes périodes historiques, avec tout le mode d'existence des communautés humaines, on voit également se transformer leur façon de sentir et percevoir. La forme organique que prend la sensibilité humaine – le milieu dans lequel elle se réalise – ne dépend pas seulement de la nature, mais aussi de l'histoire » écrivait Benjamin en 1935 (L'art à l'ère de sa reproductibilité technique), lorsqu'il travaillait sur les conséquences que la reproductibilité technique (photographie et cinéma) auraient à la fois dans le champ artistique et sur les phénomènes politiques. Les conséquences que Benjamin extrait de l'apparition de la photographie et du cinéma, sont bien connues : dépouiller l'objet de son voile, en détruire l'aura, faire « devenir la perception apte à sentir ce qui est identique dans le monde, pour être capable de saisir aussi, par la reproduction, ce qui n'advient qu'une fois » ; rendre proche l'inapprochable, remplacer la valeur cultuelle de l'œuvre par sa valeur d'exposition, en faisant du déplacement quantitatif (la reproduction) entre les deux formes de valeurs un changement qualitatif qui modifie la nature même de l'art mais également la perception de l'œuvre, liquider l'élément traditionnel dans l'héritage culturel. D'une part, l'image de l'homme se détache de lui, comme dans un miroir, mais pour devenir transportable, pour le rendre artificiel devant le 'public', et d'autre part, « dépouillée de ce qu'y ajoute l'appareil », la réalité devient la plus artificielle de toutes, « et au pays de la technique, la saisie immédiate de la réalité comme telle est désormais une fleur-bleue ». Le cinéma, en particulier, serait traversé par une double propriété, tout d'abord, il élargie l'espace, permet au mouvement de prendre de nouvelles dimensions, fait apparaître de nouvelles structures de la matière, fait découvrir des formes inconnues, et enfin, montre une autre nature que celle qui s'adresse aux yeux ; d'autre part, il fonctionne en dehors de toute contemplation, le regard passe d'une image à l'autre avec la force d'un choc, en produisant l'accueil de l'œuvre par la voie du divertissement et non pas par celle de l'attention. Ainsi, en même temps qu'en « élargissant le monde des objets auxquels nous prenons garde, dans l'ordre visuel mais également dans l'ordre auditif, le cinéma a eu pour conséquence un approfondissement de l'aperception », celui-ci « rejette à l'arrière plan la valeur cultuelle de l'art », non seulement « parce qu'il transforme chaque spectateur en expert, mais parce que l'attitude de cet expert n'exige de lui aucun effort d'attention ». Dans son analyse, loin d'exprimer un désir de retour aux formes anciennes de l'art, Benjamin insiste sur le fait que le cinéma permet une critique révolutionnaire des anciennes formes de celui-là. Mais cette critique ne doit pas en cacher une autre, avec laquelle elle est congruente, celle de l'esthétisation de la vie politique, dont sa maxime ultime n'est autre que celle-ci : « que l'art s'effectue, même si le monde doit périr ». La critique, le communisme –dit Benjamin- répond donc, à cette esthétisation de la politique avec la politisation de l'art.



Herbert Marcuse, écrira quelques années plus tard, presque comme en réponse à Benjamin que « le potentiel politique de l'art réside seulement dans sa propre dimension esthétique. Son rapport à la praxis est inévitablement indirect, médiatisé et décevant. Plus une œuvre est immédiatement politique, plus elle perd son pouvoir de décentrement et la radicalité, la transcendance de ses objectifs.» (La dimension esthétique) Etrange rapport donc, entre politique et art, rapport de distancement, de médiation, de déception, nous rappelant que si « toute œuvre d'art digne de ce nom serait révolutionnaire, du fait qu'elle subvertit la perception et la compréhension du monde, qu'elle témoigne contre la réalité établie et dessine l'image extérieure de la libération », elle n'est révolutionnaire que parce qu'elle n'est autre chose qu'œuvre d'art. La politisation critique de l'art ne serait donc pas à confondre avec l'esthétisation de la politique, non plus dans son inversion, c'est-à-dire, même lorsqu'elle a la prétention de se présenter comme révolutionnaire. Cette affirmation semblerait contredire les idées que Marcuse expose dans L'homme Unidimensionnel, texte dans lequel il oppose rationalité technologique, selon lui, liée depuis ses origines à la domination, et rationalité de l'art, dont les catégories esthétiques indiquent la possibilité de la pacification. L'a priori technologique serait un a priori politique (de domination politique), dans la mesure où la transformation de la nature implique celle de l'homme, celui-ci étant pensé, traité et étudié lui-même comme le moyen d'une fin de contrôle technique. L'opérationalisme théorique est transféré de manière permanente en opérationalisme pratique, en tant que projet social spécifique, dans les mécanismes de production, dans le langage des experts sociaux et psychologiques, dans la communication de masses et la publicité, dans la quantification statistique de l'expérience singulière, dans la transformation instrumentale des rapports entre l'homme et le monde naturel et social. Ce qui serait en jeu, c'est « la limite inhérente de la science et de la méthode scientifique établie, grâce auxquels elles répandent, rationalisent et assurent la Lebenswelt qui prévaut sans altérer sa structure essentielle ; c'est-à-dire, sans faire apparaître une manière qualitativement nouvelle de voir, et des relations qualitativement nouvelles entre les hommes, et entre l'homme et la nature ». La science et la technologie, malgré tous les changements qui se sont opérés dans leur sein, continue sa fonction stabilisante, conservatrice, et reste liée à la domination de l'homme. En opposition à la domination technologique, l'art « réduit la contingence immédiate de l'objet à un état dans lequel celui-ci prend la forme et la qualité de la liberté », « la situation contingente subit des exigences qui lui sont externes et qui s'interposent dans le chemin de sa libre réalisation », ces exigences n'étant pas 'naturelles', mais produites par la transformation de l'objet naturel : « la transformation esthétique est libératrice » de l'ordre statué.



Ainsi, entre l'analyse de Benjamin et celle de Marcuse, au milieu de leurs ressemblances, une problématique s'instaure : comment, à l'époque où l'art subissait une transformation technique jusqu'au point où il devint lui-même technique, pouvait-il devenir lui-même le facteur libérateur de la logique de la domination technologique ? D'autre part, si la reproductibilité est devenue une qualité essentielle de l'art, de la photographie et du cinéma, mobilisant toute l'esthétisation d'une politique de la domination, comment alors, attendre de lui qu'il soit en même temps l'élément critique de cette domination et la rationalité de la libération ? Et bien que Marcuse ait indiqué que l'art politisé pouvait être le contraire d'une logique libératrice par l'art, donc qu'il ne faudrait pas confondre art et politique, comment attribuer à l'art la capacité de subvertir la perception et la compréhension du monde lorsque cette perception et cette compréhension ne semblent pas se détacher des conditions de production technologiques générales ? D'un autre coté, si le cinéma ouvre une nouvelle perception, en tant qu'art de la reproductibilité, comment affirmer une séparation radicale entre une technologie qui ferme l'horizon de la liberté et un art qui ouvre les chemins de la libération ? Ces interrogations ne sont étrangères ni à Benjamin ni à Marcuse, et seule une lecture trop limitée de leurs écris le ferait supposer. Mais elles restent ouvertes jusqu'à nos jours. Elles expriment une question qui touche, au fond, la distinction entre production (œuvre artistique ou technique) et politique : pouvons-nous identifier la perception que l'art ou la technique font changer et la condition essentielle de la politique, celle de l'apparition des acteurs ? L'espace de perception est-il un synonyme d'espace d'apparition ? Lorsqu'il s'agit de l'image des acteurs politiques, nous aurions tendance à répondre de manière affirmative. Mais tout autant Benjamin que Marcuse semblent, malgré leurs fortes différences, se rejoindre sur ce point : confondre l'image des acteurs avec leur apparition par l'action dans l'espace public rapproche le régime politique de celui de la violence et la guerre, même du fascisme. Il n'est pas difficile d'imaginer pourquoi : il dilue la différence entre un espace public de l'agir et un espace public de l'image, et soumet l'apparition à une dynamique de véracité ou de simulacre. Même si cela paraît paradoxal, c'est justement la possibilité de cette confusion qui rend nécessaire le fait de penser politiquement l'art et la technique, c'est-à-dire, de penser politiquement cette confusion. Penser la confusion n'est pas dans ce cas lever le voile de l'ignorance, mais penser quel rapport essentiel est noué entre politique et esthétique, et également entre politique et production qui rend cette confusion possible. L'idée de rapport indique ici, non pas équivalence ou similitude, mais distance qui rapproche, rapprochement qui distancie.



Un dernier commentaire, et juste parce que j'aime beaucoup le cinéma d'Antonioni, auquel tu as fait référence pendant ton exposé. Je pense à la dernière image de Blow up (il n'est pas anodin peu-être de dire que c'est un scénario écrit à partir d'une nouvelle de Julio Cortazar). Certes, le personnage principal découvre qu'il a pris une image qu'il ne visait pas prendre, il regardait une scène, et comme dans les analyses de Barthes ou de Lacan, il regarde sans le savoir une autre scène. Benjamin dira que la photographie et le cinéma dévoilent notre inconscient, les représentations refoulées par la conscience, au fond la Chose, l'irreprésentable même donc. Très bien, mais ce n'est pas ça qui m'attire. Ce n'est pas non plus qu'Antonioni passe rétroactivement par les différents flux du désir de son époque, du corps au cinéma, en passant par la peinture et la photographie (en toute ironie, il dit: que faire lorsque la photographie, censée servir de preuve de la réalité ressemble à une peinture de l'expressionisme abstrait?). Ce qui m'attire c'est le début et la fin du film : les mimes. Lorsque le personnage (un beau et cynique garçon) souffre la déception de perdre en deux temps différents (conceptuels et narratifs) ses photographies (on lui a volé la preuve) et la réalité photographiée (le cadavre qu'il est même allé vérifier selon l'indice de ses photographies n'est plus là), et se met à marcher dans le parque, il retrouve les mimes qu'il avait croisé au début du film. Le cercle du film se ferme (logique et temporellement) par des mimes (des comédiens ne serait pas exacte) qui jouent au tennis avec une balle inexistante. Invité à comprendre ce qui lui est arrivé avec ses propres photos, le personnage principal est invité à relancer la balle échappée du champ du jeu (le court de tennis), il est invité à agir avec eux par l'intermédiaire d'un objet invisible (il ne s'agit donc pas d'un objet inexistant, mais invisible). Le mot 'jouer' réservé à ce qui se passe à l'intérieur du champ (le court du tennis), nous sommes amenés à dire 'agir' : on sait bien, à ce moment là qu'il ne joue plus. Bien évidemment, le cinéma lui-même sert de chemin de lecture (la scène est techniquement tellement bien filmée qu'on dirait qu'ils jouent 'vraiment' avec un 'vraie' balle). Je m'arrête là donc, sur l'agir des mimes.

Je m'excuse si mon commentaire est un peu long, mais ce n'est que la lecture de ton texte qui m'a motivé à l'écrire.

A très bientôt.

Miguel