dimanche 16 novembre 2008

Texte d'Antonio Caselas

HANNAH ARENDT À L’ÉPREUVE DE LA BIOPOLITIQUE


Présentation.

La révélation de la consonance entre la pensée d’Arendt et les paradigmes conceptuels de la biopolitique devra prendre en compte une réflexion sur les dispositifs pas toujours explicites de cette pensée, comme c’est le cas des raisons qui déterminent le passage de la radicalité du mal à l’affirmation de sa banalité, la configuration du régime de la violence et des modalités de l’existence des individus dans l’univers social qui désigne l’essence de la politique. Cette existence politiquement qualifiée, qui peut être associée à un régime d’organisation politique de la vie, s’exprime surtout par la célèbre expression vita activa. Ces indices de la proximité entre la pensée d’Hannah Arendt et l’univers de la biopolitique pourraient être désignés comme des structures ou des dispositifs qui ne se confondent pas avec le simple ordre factuel. La possible sphère d’indétermination ou d’imprévisibilité que ces dispositifs peuvent contenir ou assurer constitue également une marque importante de l’univers biopolitique et n’est pas incompatible avec ses paradigmes en vigueur. Il s’agit donc de penser la façon dont ces dispositifs structurent la relation de la vie avec le domaine social et avec l’organisation politique de la société.

Quels indices signalent et rendent explicite la relation déterminante entre les dispositifs politiques et sociaux et la vie, afin de dépasser les limites d’une simple relation générique ? Dans quelle mesure cette relation peut-elle s’insérer dans l’univers conceptuel de la biopolitique ? La réponse à ces questions permettra de réorienter la pensée d’Hannah Arendt vers un paradigme qui s’éloigne de la sphère d’influence des modèles classiques de la philosophie politique : dans cette éventualité, la paire conceptuelle liberté / oppression ou autorité / anarchie ne serait pas la seule concernée, la principale concernée étant la paire vie / souveraineté. Le fait d’examiner la façon dont cette dernière paire peut devenir une catégorie autonome et suffisamment exemplificatrice pour se transformer en paradigme dans la pensée de l’auteur pourra être une contribution à la réalisation de notre objectif.

Il ne s’agit pas d’insérer la pensée d’Arendt dans l’un des moules d’un quelconque système de philosophie politique actuel, mais de la confronter à ses contributions afin d’examiner la relation entre l’univers politique et la vie.

Nazisme, violence et biopolitique.

Le jugement d’Eichmann donne à Hannah Arendt l’opportunité de réexaminer sa thèse (présente dans l’œuvre Les Origines du totalitarisme[1]) sur la radicalité du mal et inaugure également une réflexion postérieure sur la responsabilité étique qui assume un caractère presque obsessif. « Il "défit la pensée", dit-elle, parce que la pensée peut saisir la profondeur, aller jusqu’à la racine des choses, et quand elle s’occupe du mal, elle est frustrée car elle ne trouve rien », écrit-elle dans une lettre à Gershom Scholem. Dorénavant, il semble que le sens d’une profondeur, qui pourrait être (du moins en partie) désoccultée par la pensée, soit perdu. Sa banalité, au contraire, défit la pensée. Elle l’instaure au seuil de la fragilité et de l’impuissance. La thèse de la banalité du mal, difficilement compatible avec les caractéristiques distinctes de l’humain, semble lui enlever toute sa force.

L’Holocauste nazi conserve intact, et actuel, son statut de paradigme du mal malgré la nécessité, toujours plus grande, de penser la violence fondamentaliste de base, essentiellement religieuse, comme l’une des expressions de cette réalité. Cependant, si la différenciation nécessaire entre ces deux formes extrêmes de violence contre l’humain n’est pas l’objet de ce travail (qui se consacre surtout à la pensée d’Hannah Arendt), nous devons tout de même intégrer la violence terroriste dans notre abordage biopolitique et contemporain du mal et dans la réflexion autour de ses répercussions. De la même façon, nous n’analyserons pas le caractère éventuellement réducteur de la référence à ces deux formes, en tant que catégories maximales du paradigme évoqué, en ignorant d’autres phénomènes extrêmes également concernés.

La période historique complexe, connue par l’Europe pendant un peu plus de 12 ans, constituera un défi permanant à notre capacité d’explication rationnelle. Ce sont des personnages et des événements difficilement imaginables qui font partie de ce mystère. Avant de suivre le parcours, pour ainsi dire « phénoménologique », du paradigme du mal qui sert de référence à la pensée d’Hannah Arendt (expression d’une idéologie qui, malgré le fait qu’elle soit primaire et alimentée par des sentiments élémentaires, est philosophiquement intéressante), on peut s’interroger : comment penser, le bien par opposition au mal ? Cette notion jouira-t-elle de l’opérativité réflexive d’un ordre similaire à celui du mal, c’est-à-dire en utilisant les notions de radicalité ou de banalité ?

Le bien et l’action éthiquement qualifiée semblent se soustraire au caractère ostentatoire d’une conduite socialisée : « Quand la bonté se révèle ouvertement, ce n’est déjà plus de la bonté, bien qu’elle puisse encore être utile en tant que charité organisée ou comme acte de solidarité ». Cela pourrait favoriser son aspiration à la radicalité ou, tout du moins, à sa radication dans une intentionnalité originale, indépendamment de la référence chrétienne ou christianisée du concept. L’expression de cette radicalité ou, si l’on préfère, de sa banalité est compatible avec l’affirmation d’un certain optimisme d’Arendt quand il s’agit de déterminer l’action éthiquement qualifiée : la volonté, qui a pour condition le fait d’être libre, permet de choisir le bien indépendamment de l’inévitabilité du conditionnement de l’action humaine. En ce sens, on peut caractériser cet optimisme dans l’affirmation de la libre action qui s’éloigne du mal, qui le refuse et qui, pour cette même raison, permet de nier la dimension tragique de celui-ci.

Le mal décrit à partir de l’Holocauste (dont nous n’évoquerons que quelques figures essentielles) s’est constitué comme un génocide administratif[2] complexe de caractère biopolitique. La mécanisation et la planification de l’extermination, concrétisée par le travail massif des usines de production de cadavres, met en lumière son côté le plus choquant. Néanmoins, le mal s’est également manifesté dans la persécution, l’humiliation et l’oppression de ceux que nous pouvons considérer, par rapport à tous les autres, comme des victimes : les Juifs, les minorités, les inaptes, les handicapés, les réfugiés, les exclus. Sa manifestation extrême a dépassé les limites prévisibles de la souffrance et de l’élimination physique.

Arendt fait clairement référence à l’indicateur biopolitique, qui est devenu déterminant dans la configuration du mal en tant qu’extermination calculée : « (…) Tous ont commencé à mourir ensemble (…) réduits au plus petit dénominateur commun de la vie organique, noyé dans l’abîme le plus sombre et le plus profond de l’égalité primaire ». Les usines de cadavres semblent enlever leur sens moral et juridique à la culpabilité et à l’innocence. Elles rendent presque absurde la maximisation du crime et de la transgression. Elles renvoient leurs effets vers la profondeur abyssale de l’incompréhension, qui ne semble obéir qu’à une logique asservissante de destruction compulsive. L’impossibilité de dépasser ou de sublimer ces effets[3] nous révèle sa nature et son terrible impact. La rupture du lien entre une culpabilité supposée et les crimes commis vide complètement de son sens toute rationalité explicative. La radicalité des crimes coexiste avec ce vide et, avec celui-ci, le sens d’une juste réparation disparaît également. Nous pouvons défendre une justice relative, juger les crimes et les criminels, mais à condition de suspendre (d’une façon presque pragmatique) la prétention de réaliser d’autres finalités plus étendues : « L’objet d’un jugement est de faire justice, rien de plus ». Mais peut-on se limiter à ce seul objectif face à ce type de crimes ? L’idée de la banalisation du mal semble conditionner cette entente autour de la justice possible dans son mode de réparation, mais ne change pas sa profondeur au moment où l’on est confronté à ses effets. Tel qu’il se présente à la pensée, le mal nazi fait appel à la pratique d’une justice possible qui sait que la punition sera toujours en deçà de sa réalité maléfique[4]. La terreur et la logique propre de l’extermination ont fait leur chemin malgré le caractère évidemment anti-utilitaire du processus. Les dommages causés à l’économie nazie et à l’effort de guerre par les exécutions de masse ont été obstinément ignorés par les dirigeants nazis et en particulier par Himmler. La phase finale de la terreur devait continuer malgré son apparente inutilité.

L’organisation politique nazie, basée sur la terreur, allait vider de leur sens les critères exclusivement basés sur la nationalité pour s’appuyer finalement sur une domination exercée par les élites ou groupes idéologisés ; ainsi, ce qui serait en cause dans le développement de cette politique de violence inconditionnée, ce serait la domination et l’annihilation exercées à partir de leur interconnexion avec la violence instrumentale. L’affirmation du pouvoir sous la forme d’une domination sans frontières finirait par s’imposer également aux membres de la population originaire de l’idéologie dominante. L’instrumentalisation de la violence permet de révéler la finalité et la concrétisation des mécanismes (ou dispositifs) du pouvoir politique. La violence qui se désagrège de ce pouvoir finit par perdre tout son sens et sa vitalité. La violence doit également se soumettre à certains mécanismes afin d’assurer la viabilisation du pouvoir et la transformation révolutionnaire des formes avec lesquelles elle établit et cristallise la pluralité. La favorisation des régimes de violence extrême ou de terreur face au moyen de l’atomisation de la réalité sociale constitue l’un des indices de la perte du sens de la finalité à laquelle la violence doit se soumettre. Arendt affirme clairement que cette désagrégation (qui cause l’affaiblissement de l’organisation politique) provoque même l’instauration d’un régime de violence plus radical. L’effet paradoxal de l’affaiblissement des liens qui relient la violence aux dispositifs politiques et sociaux du pouvoir peut être énoncé de la façon suivante : la radicalisation de la violence accentue son absence de racine. Sa pratique extrême révèle de façon plus flagrante son illégitimité. L’équilibre, la cohésion, l’organisation politique et la tâche de la pacification sociale dépendent du contrôle de cette possibilité d’irruption extrême de la violence, qui détermine son éloignement des véritables finalités politiques de la société.

L’imprévisibilité de l’action et de l’urgence de la violence, mais également la présence de la mortalité (ou de la finitude) dans toutes les phases du parcours existentiel, expliquent, dans une certaine mesure, la nécessité du contrôle ou de la tentative de régulation de ses effets. C’est vers ce devoir que convergent les orientations qui émanent de l’univers pluriel de la citoyenneté. Le désintérêt de base pour la vie et pour la survie n’appartient pas au passé, comme le démontrent événements politiques récents, et cette notion a permis d’actualiser l’inquiétude face à la répétition des formes de déshumanisation.

La signification politique ou biopolitique de la conscience de la finitude réside dans le fait de considérer la possibilité de surmonter la dimension individualisée pour prendre ensuite en compte le fait biologique de la mortalité en tant qu’indicateur de la permanence de la réalité sociale. Il ne s’agit pas considérer la simple survie de l’espèce mais la perpétuation de l’opérativité de la dimension politique. La mort et la menace de la survie disposent d’un horizon limité dans l’existence atomisée ; elles ne pourront s’assumer comme une réalisation de l’expérience politique qu’en tant qu’indicateurs insérés dans une finalité qui se superpose aux objectifs et aux aspirations individuelles. Si elle appartient à une existence individuelle, la conscience de la mort est restreinte à la perception de la disparition de l’individu et non au renforcement de la pluralité. La permanence de l’action se dresse contre la mort individuelle et, en ce sens, peut contribuer à la compréhension du sens biopolitique que nous nous efforçons de cerner.

Les mécanismes de l’organisation politique qui régulent les relations de pouvoir et, quelquefois, de domination, sont des mécanismes strictement politiques et ils se distinguent à la moindre utilisation de la force et de la violence ; ces mécanismes sont politiques et, à la limite, biopolitiques dans la mesure où ils déterminent les conditions de vie, d’existence, de conservation, de survie ou d’annihilation. La supériorité de ces mécanismes réside dans leur affirmation à un niveau plus élevé (et, parfois, imperceptible) de contrôle. Dans les cas extrêmes, on peut constater qu’ils englobent la décision sur la vie et la mort des individus, des groupes, des ethnies, des populations. Le mode de gestion de cette organisation et de ce pouvoir sur les individus s’éloigne de l’apparente irrationalité de la violence. La signification politique de cette organisation est un indice sur la conjugaison des individus dans une pluralité et ce critère de détermination politique est toujours présent, même dans les situations où il existe une apparente domination unilatérale.

Au moment où l’on constate cette association avec entre les mécanismes politiques et la violence, aussi bien dans ses formes atténuées et régulées que dans ses modes de radicalisation, quel sens peut avoir l’affirmation la plus mesurée d’Hannah Arendt selon laquelle la violence ne semble exister qu’à cause de l’absence d’autres dispositifs stratégiques qui permettent de résoudre les dissensions entre les hommes, les états et les pays ? Cette thèse n’est-elle pas sujette à un optimisme démenti par la réalité ? Est-ce à peine une hypothèse en voie d’être confirmée par une transformation extraordinaire de l’ordre factuel ? Ce que nous constatons, justement, c’est l’interconnexion déjà signalée et l’effet du mal et de la violence sur les autres ; effet qui doit être sanctionnable afin de permettre une responsabilisation éthique et politique.

Sans remettre en cause la responsabilisation collective (toujours difficile à contrôler juridiquement et sans efficacité du point de vue du jugement éthico-politique et de ses implications pratiques), il est urgent de déterminer les conditions dans lesquelles il est possible d’émettre un jugement sur les contributions individuelles dans l’action politique. Les frontières possibles du jugement éthique, qui ne peuvent être restreintes aux difficultés spécifiques inhérentes à son expression juridique (sanctionnée, à travers une procédure, par les formes inhérentes à chaque système juridique), doivent faire partie intégrante de la réflexion sur la mal, de façon à éviter la dissémination ou même l’annulation du sens de la responsabilité. Arendt entend précisément éviter cela quand elle défend qu’il faut dénoncer la stratégie de la déresponsabilisation des criminels nazis quand ils soutiennent que leurs actes doivent être vus comme « impersonnels » : « (…) Le plus grand des maux qui peut être perpétré, c’est celui qui n’est commis par personne, c’est-à-dire par des humains qui refusent d’être des gens ». Ce que l’on prétend, avec cet appel à l’ordonnancement de la conduite individuelle dans le système politico-idéologique, c’est dissoudre la responsabilité individuelle. Suspendre les qualités personnelles et la qualification éthique des actions des individus qui sont intervenus dans ce système afin de les immuniser contre les sanctions éthico-juridique. Ce risque, qui est dû à « l’indicible horreur » des actes criminels des nazis et de ceux qui ont été poussés à les commettre, permet à la responsabilisation collective d’absorber et d’annuler la responsabilité individuelle. L’inefficacité ou même la déroute inévitable du jugement, imposée par ce risque, devient évidente : « Il n’y a pas de culpabilité ou d’innocence collectives ; la culpabilité et l’innocence n’ont de sens que lorsqu’elles s’appliquent à des individus ». L’inévitabilité de cet échec coexiste, d’ailleurs, avec une autre inévitabilité : celle qui est transmise par l’argumentation des criminels, selon laquelle la responsabilité des actes est, par elle seule, sans importance ; d’après eux, ce qui doit être pris en compte, c’est le fait que ces actes soient devenus, d’une façon ou d’une autre, inévitables, pouvant ainsi avoir été commis par tout individu subordonné au même contexte ou au même système politique. Cependant, aucune nécessité administrative ou bureaucratique liée au système politique ne pourra exempter les individus de leur responsabilisation en justifiant de cette façon des allégations qui remettent cause ou qui réfutent le sens de la justice. La responsabilisation éthique doit confluer avec la responsabilisation politique, car on ne peut pas envisager une séparation plus ou moins artificieuse entre la conduite individuelle et l’action politique. Le fait que le système politique libère l’individu des indicateurs et des caractéristiques strictement éthiques (qui ont un intérêt pour l’évaluation de sa conduite) ne peut impliquer sa déresponsabilisation. Ce fait doit s’appliquer à l’action politique indépendamment du type de régime ou de système et même de sa légitimité. La nature des actes criminels ne peut pas non plus être tronquée et ses implications atténuées ou déculpabilisées à cause des conditions concrètes de conflit ou de guerre. Et le meilleur argument n’est pas la prévisibilité de sa perpétuation mais la correction de principe : ces actes porteront toujours atteinte à l’humain et seront toujours condamnables par l’acte de juger. Selon Arendt, l’acte de juger est proche de l’acte de penser ou de la pensée. C’est précisément cette raison qui, souvent, la pousse à dire que l’échec du jugement éthique ou moral équivaut à l’échec de la pensée. C’est cette conception qui est à l’origine de la façon presque théâtrale dont elle nous présente Eichmann : comme quelqu’un qui ne pense pas ou qui pense mal, justifiant ses actes de façon pathétique[5]. Arendt ne conçoit et n’accepte pas l’engagement dans des actes criminels pour des raisons ou des motivations automatiques ou pour une vertu paradoxale d’obéissance qui a conduit les criminels à déshumaniser « l’autre ». Pour elle, cette participation découle toujours d’une initiative de celui qui agit ; l’obéissance se transforme en appui et en consentement.


Evolution, précarité et permanence.

Peut-on considérer les indicateurs historico-temporels comme des catégories biopolitiques ? Le mouvement historique et l’évolution des différentes sphères qui traversent et conditionnent l’existence humaine mettent en lumière le jeu dialectique ou l’articulation complexe et à plusieurs niveaux de ce qui est commun et privé, de ce qui est public et de ce qui est protégé par l’espace intime. Selon Arendt, la forme du social émerge presque de façon inexorable : elle marque de façon décisive la future existence de la vie commune qui atteint sa visibilité maximale dans le politique. L’activité humaine dépasse les limites de l’action, c’est pourquoi ce que l’homme ou l’être humain est capable de faire va au-delà de la détermination concrète des finalités strictement communautaires. L’espace de la mondanéité se transforme en un territoire d’expériences communes dans lequel s’inscrivent les modalités privées et subjectives (strictement individuelles) de l’existence des individus en société. L’organisation sociale qui s’est progressivement établie à partir de l’organisation du social a remplacé l’antinomie antérieure qui séparait l’ancienne vie privée familiale et l’activité politique. Dans l’espace de la mondanéité, s’entrecroisent les membres d’une communauté complexe qui admet la concaténation d’intérêts et d’objectifs communs. La perdurabilité de cette existence au-delà des générations, dans laquelle, à un moment, les individus se retrouvent liés et avec lesquelles ils se mettent en rapport, constitue cette condition avec laquelle conflue la connexion d’intérêts communs. Arendt conçoit cette organisation d’intérêts dans une société qui s’est libérée de la distance intransposable entre le privé et le public et où le premier a été, d’une certaine façon, submergé par le second. Malgré sa méfiance face à ladite « société de masses », elle soutient que l’apogée de l’activité humaine, qui la fait se rapprocher de l’excellence de la participation des individus à la vie de la cité, correspond au moment où la domination sociale a pu émerger face à d’autres formes d’existence en commun. La permanence d’une réalité plus ample et complexe qui lie et met en relation des individus, des groupes et des structures distincts succède ainsi à la durabilité limitée de la vie familiale et privée. L’évolution de l’univers social et la constitution de la réalité politique présupposent dès lors cette permanence, au même titre que les modalités propres qui la rendent visible. En ce sens, les limitations inhérentes à la garantie de la survie, aussi bien de l’individu que de l’espèce, se situent à niveau qui précède la définition du politique. De ce même niveau doivent faire partie la sphère publique et commune ; ce qui est ici compris dans l’acception de domination de la politique transcende l’intérêt individuel ou un quelconque intérêt commun dont l’importance est déterminée en fonction de l’individu ; c’est la permanence sous la forme de l’image de l’immortalité qui se présente comme la présupposition de la réalité politique et de la constitution de l’espace publique : « Sans cette transcendance vers une potentielle immortalité terrestre, aucune politique, au sens restreint du terme, aucun monde commun ni aucune sphère politique ne sont possibles ». La condition pour la continuation temporelle de l’existence au-delà des limites de la durabilité liée à la subsistance ou à la survie est ainsi l’un des piliers de la détermination du politique. Néanmoins, cette « immortalité » est évidemment une notion d’une certaine façon « restrictive » et non absolue : il s’agit d’opposer la permanence qui donne forme à l’existence publique et politique et la durabilité absolue (éternité). On entend par-là configurer la structure d’une réalité de vie commune et de sa construction. L’existence commune complexe doit durer et devenir visible en tant que réalité publique.

Outre l’opposition entre public et privé, on constate que l’évolution en détermine une autre : le labeur et le travail ou, si l’on préfère, deux faces distinctes du travail : celle qui se caractérise par la fugacité métabolique de la substance et celle qui nous confronte à la durabilité et à la permanence de l’œuvre humaine. Que l’on désigne la première comme travail et la seconde comme œuvre, ou comme labeur et travail, on se retrouve face à la réalité de ce qui est transitoire et renouvelable et de ce qui reste un horizon de création du monde humain et social. Arendt met en lumière cette opposition en dialoguant avec la pensée de Locke, Smith et Marx. En ce qui concerne ce dernier, on peut constater que le sens de l’émancipation des classes travailleuses se transforme, en réalité, en émancipation du labeur face à la nécessité, courant ainsi le risque de créer une situation de liberté improductive. La capacité productive serait ainsi dissolue dans la stricte nécessité de la consommation, ce qui aurait pour conséquence l’évolution de la société massifiée vers une société consommiste et encline au gaspillage. Malgré les conditions limitatives que nous impose l’état actuel de la société massifiée en ce qui concerne son développement durable, l’intuition d’Hannah Arendt conserve toute sa pertinence. La permanence du travail ou de l’œuvre s’oppose à la fertilité du labeur, actuellement restreinte par l’épuisement et l’exploitation déséquilibrée des ressources naturelles. Si le labeur intensifie sa force vitale, le travail et la création d’un monde avec des objectifs durables permettent de développer la productivité de cette force. Arendt se sert de la confrontation entre labeur et travail pour montrer l’inscription de l’activité humaine dans l’évolution de la réalité sociale et ainsi permettre de prévoir la nature de la modernité et de l’ère moderne. L’organisation politique de la société intègre les transformations de ces activités : « La spécialisation du travail et la division du labeur ne peuvent être réalisées que dans le cadre de l’organisation politique, au sein de laquelle les hommes non seulement vivent mais agissent ensemble ».

L’humanisation et la stabilité de l’existence ne peut être déterminée que par l’œuvre qui perdure et qui donne forme au monde ; la vacuité de la consommation qui, en aucune façon, ne nous permet de prévoir une libération constructive de l’emprisonnement imposé par la nécessité, succède à la fertilité émergente du labeur, générée par l’émancipation de cette activité. L’idéal de liberté, limité au sens de l’évolution libertaire face à la nécessité, pourra avoir pour conséquence une nouvelle forme d’emprisonnement de l’individu : son confinement à l’intérieur de la logique de consommation[6].

La création des produits du labeur et du travail, consolidée par ce que l’on pourrait appeler aujourd’hui la « logique de la création de richesse », donne également un sens à l’idéal politique et idéologique de l’organisation de la société. Les produits du labeur et du travail sont subordonnés à des mécanismes organisés d’appropriation, de distribution et d’échange de la richesse. La signification politique de ces mécanismes ou dispositifs sociaux ne peut être ignorée ; elle est constituée par les différentes perspectives politiques ou idéologiques (libérales ou non libérales). Arendt se préoccupe davantage de la réflexion sur le destin de la modernité que de la réflexion sur cette signification politique. Il s’agit de penser ce destin, en essayant de décrire cette orientation illusoire de la modernité ou de « l’ère moderne ». Si, d’un côté, on doit se prémunir contre la tentative de dissocier ce sens de la modernité du sens politique de l’appropriation du produit du travail et de la richesse (en prenant en compte les idéaux qui les alimentent), de l’autre, il est licite de le remettre en question en confrontant les différents modes de concevoir l’effort et le travail humain. Il est donc nécessaire de comprendre les conséquences du fait que le labeur se substitue au travail et de constater le fait que la précarité et l’instabilité succèdent à la durabilité et à la permanence.

Le travail instaure la durabilité de l’artifice, libérant l’être humain du cycle biologique implacable et naturel lié au labeur. Cette libération empêche l’enfermement de l’existence dans la subjectivité et dans la perpétuation stricte de son activité. L’improductivité subjective s’oppose à l’objectivité du monde, qui permet la production des choses qui peuvent être utilisées et réutilisées dans le temps. La réification, comme résultat de la fabrication et de l’artifice, permet de comprendre cette objectivité du monde. La réification contribue à faire sortir de la stricte subjectivité. Le prix à payer pour cette opposition entre l’objectivité du monde et la subjectivité (associée à l’activité du labeur), c’est la domination de la nature, qui mène à sa destruction[7]. Aujourd’hui nous savons que cette destruction trouve son origine dans le pouvoir négatif d’une technologie qui surgit comme l’exposant maximum de la réification. Le pouvoir de la réification se multiplie alors que celui de l’activité du labeur se répète. Le pouvoir de la multiplication est plus implacable et impositif que celui de la répétition ou de la perpétuation cyclique. La productivité ou le pouvoir de la production et de la fabrication d’un monde stable et durable possède ainsi cette dimension négative qui se juxtapose à l’évolution, également négative, de la société en tant que société massifiée, consommiste ou « moderne ». La fusion atomique (en tant qu’artifice exemplaire du pouvoir de la technologie sur la nature) peut nous fournir un exemple possible de la négativité de la multiplication par opposition au cycle de la vie organique et naturelle qui se répète ou semble se répéter sans fin. Bien qu’elle ait ce pouvoir à l’esprit, Arendt préfère surtout se servir de l’opposition entre l’utilisation d’instruments et celle de machines. Tandis que dans le premier cas on se trouve face à l’impossibilité de dominer la nature, dans le second on perd la contigüité entre la « main » et l’instrument de travail ; on constate alors une discontinuité qui, à long terme, mène à la substitution du labeur et de sa force par le travail. Le plus grand risque de cette substitution n’est pas seulement la possibilité que l’être humain s’aperçoive que les machines et la technologie le dominent, mais qu’en dernier recours, elles pourront aller jusqu’à détruire le monde de l’artifice et la nature qui a servi de support à la création de cet artifice. Dans ce cas, la machine cesse d’être au service de l’artifice humain et se révèle être une menace qui ne doit pas être prise à la légère. La domination et l’imposition d’un pouvoir sur la nature donne naissance à une capacité de destruction qui pervertit la relation de l’humain avec l’artifice et la technologie. On perd le sens positif de cette relation et de la finalité de la machine et de la technologie. La perte du sens de la finalité de la technologie, qui s’inscrit dans une perspective d’utilité immédiate d’un pouvoir de fabrication d’un monde de choses (qui peuvent même être menacées de destruction), conduit à la simple succession de moyens ou même de fins qui deviennent ensuite des moyens subordonnés à d’autres fins en principe plus élevées. Avec cet exemple, Arendt entend illustrer la perte du pouvoir de l’humain sur la machine et la technologie destructive. Si, en dernière analyse, on prétend servir l’humain et ses intérêts utilitaires, on finit par perdre l’effet bénéfique de ce projet une fois que la machine et la technologie acquièrent ce pouvoir destructeur. Ce dernier ne découle pas simplement de la capacité de la machine et de la technologie mais il apparaît également à partir du moment où le principe utilitaire qui découle de l’activité du faber prétend s’emparer du monde et des choses pour les mettre à son service. La faber aspire à dominer les choses et la nature et, pourtant, il se retrouve pris au piège de cette menace qu’elles finissent par représenter pour elles-mêmes. Le fait de considérer que les choses (et l’utilisation que l’on en fait) doivent être subordonnées aux intérêts utilitaires de l’homo faber représente toujours un risque, auquel vient également s’ajouter la dévalorisation intrinsèque du monde et des choses que cette disposition implique. Cette considération n’est possible que parce que l’humain a dévalorisé le monde et l’objectivité des choses, en les mettant à son service. Nous sommes, pour cette raison, face à une détermination anthropocentrique dénoncée, à juste titre, par Arendt, après la prudence dont fait preuve la pensée classique.

La constitution de l’objectivité du monde et de la permanence des objets donne un sens nouveau à la fabrication et à l’activité de celui qui produit. La différenciation entre l’activité et le résultat facilite la distinction entre ce qui perdure et ce qui ne dure pas. Ce critère est plus important que l’utilisation que l’on attribut aux produits que l’on fait ou que l’on fabrique[8]. La possibilité d’échange permet de valoriser les choses et de donner un sens plus élargi à leur utilisation. Cette valorisation (qui est variable et non pas rigide ou absolue) conduit également à l’accroissement de l’importance du processus même de production ou de fabrication. Tous les produits, qu’ils soient issus du labeur ou du travail, acquièrent cette valorisation en fonction de leur possibilité d’être échangés et cela implique que la durabilité (ajoutée à la possibilité qu’ils soient estimés et acquis publiquement) des produits du travail les rende plus précieux. Arendt se sert de cette caractérisation du produit de l’effort et du travail pour établir une généalogie de la valeur de l’utilisation et de l’échange. A travers elle, il est également possible de comprendre la finalité réelle ou apparente de l’activité humaine, étant donné que, dans le premier cas, on établit les principes concrets de la vie active et que, dans le second, des fins se subordonnent à d’autres fins, les transformant ainsi en moyens d’atteindre d’autres fins plus élevées, qui pourront conduire à une fin suprême.

Le travail, le labeur, la fécondité, la tangibilité et la permanence se conjuguent afin de donner forme à la configuration et aux mutations de la sphère politique. La méfiance d’Arendt face à la finalité de la praxis du marxisme est due à la proximité entre ce dernier et la logique de consommation et du cycle de survie qui, à la limite, est similaire à la logique de la simple subsistance organique. Il s’agit là de la caractéristique principale du projet marxiste, bien que dissimulé sous la masque d’un perfectionnement futur et d’une élévation des formes d’existence sociale. Son intérêt est surtout de se rapprocher d’une image de la réalité qui ne doit pas être tronquée, ni noyée dans une logique stérile ou par une rationalité subjective et aliénante. La génération circulaire de la richesse ou du pouvoir n’enrichit pas la liberté et la créativité de l’action, elle se limite à obéir aux cycles dans lesquels les fins deviennent des moyens qui, à leur tour, se transforment en d’autres fins. En termes économiques, ce cycle peut être exprimé à travers l’accumulation et l’appropriation de la richesse. La défense de l’autosuffisance de ces objectifs dégrade l’image moderne de la société. Si cette logique implacable n’est pas déconstruite par les effets positifs de l’imprévisibilité de l’action, c’est la liberté elle-même, nécessaire à l’action civique, qui peut être en cause. La force créatrice et la réalisation ajustées à cette liberté ne peuvent être restreintes par la recherche constante de la richesse par la richesse et du pouvoir par le pouvoir. Les efforts de la liberté se retrouvent marqués par la vulnérabilité propre à ce qui est nouveau et imprévu, mais ils ne doivent pas être négligés par l’objectivité froide et stérile du labeur. Faire coïncider la libération sociale et le projet émancipateur devant la nécessité appauvrit la portée politique de la participation des individus à la société. Des catégories et des indicateurs comme la subsistance, la répétition, la multiplication, la perpétuation et la création font partie d’une synthèse politique de l’évolution de la réalité sociale. Malgré la méfiance d’Arendt face aux métaphores et aux catégories biologiques et organiques, il est licite de constater que ces catégories permettent de concrétiser une lecture biopolitique de l’histoire et de la formation de la société. Les catégories qui peuvent être considérées politiques, comme le pouvoir, la gouvernance, l’action et la liberté, établissent une relation stricte avec celles qui semblent exprimer les mutations vitales d’un organisme complexe comme la société. Il ne s’agit pas de reprendre l’idée d’une réalité sociale tirée de la compréhension de la vie organique, idée qui pourrait nous réorienter vers l’illusion d’un pseudo-objet de la connaissance scientifique, mais plutôt de constater que l’univers social et du travail évolue à partir d’indicateurs qui correspondent au parcours pénible et lent qui a cherché et qui cherche encore à libérer l’homme de l’assujettissement imposé par la nécessité.

La dynamique de légitimation des relations sociales de pouvoir exige la contribution d’une action politique qui s’éloigne de l’entreprise individuelle ou simplement égoïste. La durabilité de cette action, ajoutée au résultat du travail humain, permettent de contrarier l’éphémérité des projets basés sur une finalité limitée. L’action libère l’homme du cycle de subsistance et de mortalité. Comme nous l’avons vu, cette libération part de la conscience ou, pour ainsi dire, de la perception de la finitude qui possède un registre ontologique dans différents systèmes de la tradition philosophique. Mais la même libération fait appel à son protecteur légitime, un sens rénové de la participation civique qui doit se manifester dans toutes les sociétés (y compris celles qui se qualifient de libres). Bien que, dans son œuvre Condition de l’homme moderne, Arendt distingue la natalité comme catégorie politique, par opposition à la mortalité (mise en valeur dans son essai sur la violence), on comprend que cette référence favorise la puissance ou la vitalité de l’action et de ses vertus politiques, mais elle n’est pas incompatible avec la recherche de la permanence et de la perpétuation de la société que la disparition individuelle doit favoriser.

Que l’on privilégie la référence aux dispositifs qui interviennent dans la vie sociale par le biais de l’action de l’état ou par la voie directe des institutions ou des partis, que l’on prenne en compte le paradigme totalitaire ou la coexistence toujours facile au sein d’un univers pluriel et démocratique, il existe une connexion entre la vie et la mort (ou mortalité). La signification courante du paradigme biopolitique est précisément celle-là. La pensée d’Arendt, marquée, dans une large mesure, par l’Holocauste nazi et par les incompréhensions et les difficultés épistémiques que celui-ci a générées et génère encore, ainsi que par la possibilité d’un autre Holocauste, rendu possible par le développement technologique, oriente inévitablement l’existence humaine non seulement vers le croisement de l’oppression et de la libération, de la dérégulation du pouvoir et de son organisation rationnelle, mais également vers celui de la vie et de la mort, de la survie et de l’annihilation. Que l’on situe l’occurrence de la violence, de la domination ou du mal à n’importe lequel de ces croisements, c’est de l’existence, ou vie humaine, et de ses modalités spécifiques d’organisation plurielle ou non plurielle qu’il s’agit, et c’est dans ce sens que l’on peut l’envisager dans la perspective biopolitique.

Notes

[1] Hannah Arendt, As Origens do Totalitarismo (trad. Port.), Dom Quixote 2004, p.587: «L’apparition d’un mal radical auparavant ignore met fin à la notion de développement et de transformation graduels des valeurs.»
[2] Le témoignage d’Eichmann à propos de Rodolf Höss montre la perception que le commandant d’Auschwitz avait de son travail : «Il se considérait lui-même comme un fonctionnaire chargé d’une tâche bureaucratique désagréable.», cf. Léon Poliakov, Auschwitz, Gallimard, 2006., p.237.
[3] Ibid., p. 28: «A Auschwitz, il est arrivé une chose avec laquelle nous ne pouvons toujours pas nous réconcilier. Aucun de nous.»
[4] Hannah Arendt, Compreensão política…, p. 120: «Il est aussi nécessaire de punir les coupables que de savoir qu’il n’y a pas de châtiment à la hauteur de leurs crimes.»
[5] Hannah Arendt, Eichmann…, p. 105: «Plus on l’entendait, plus on s’apercevait que son incapacité à parler était intimement liée à son incapacité à penser – et, notamment, à penser le point de vue de l’autre.»; Hannah Arendt, Responsabilidade e juízo…, pp. 143 ss
[6] Idem, ibid., p. 155: «La consommation exemptée de douleur et d’effort ne changerait pas – elle ne ferait qu’augmenter – le caractère dévorant de la vie biologique, jusqu’au moment où une humanité entièrement « libérée » des chaînes de la douleur et de l’effort puisse « consommer » le monde entier et reproduire chaque jour tout ce qu’elle désire consommer.»
[7] Idem, ibid., p. 179: «(…) L’homo faber, créateur de l’artifice humain, a toujours été un destructeur de la nature.».
[8] Idem, ibid., p. 203: «La durabilité, unique critère qui détermine si quelque chose peut exister en tant que chose et perdurer en tant qu’entité distincte, reste le critère suprême, malgré le fait que l’on ne produise plus de choses adaptées à l’utilisation mais produites pour être “emmagasinées dès de départ en vue d’un échange futur.”»

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