mercredi 21 mai 2008

Alexandre Piettre, La Fantasmagorie de l'urbanité

Journée des doctorants des 11 & 12 juin 2008

La fantasmagorie de l’urbanité
contre le déploiement de la communauté.

Des usages de l’écologie urbaine dans l’institutionnalisation du tort de la visibilité


Introduction

Faire la généalogie de la loi sur les signes religieux et de la création d’un Ministère de l’immigration et de l’identité nationale suppose de mettre au jour les fondations, y compris dans l’ordre du discours scientifique, des représentations et des pratiques légitimant par justification ou par omission la mise en place d’un arsenal législatif et réglementaire à l’encontre des ressortissants et des originaires des pays du troisième et du quatrième cercles par rapport au noyau constitué par les pays de l’espace de Schengen. Ce modèle des cercles, inventé en Suisse au début des années quatre-vingt-dix, et constituant le paradigme des politiques publiques d’immigration et de contrôle des frontières à l’échelle de l’Union européenne depuis 1999 et le sommet de Tampere instituant un espace commun de « liberté, de sécurité et de justice », intègre la représentation d’une fracture indépassable entre civilisations du Nord et du Sud au niveau mondial. En effet, il argue du caractère insoutenable pour la planète du modèle de développement des pays du Nord la nécessité que les pays du Sud en soient tenus à l’écart . Les restrictions drastiques à l’entrée et au séjour des ressortissants des pays du Sud ne se justifient et ne se comprennent que dans ce cadre, celui de la nécessité de contenir un modèle de développement insoutenable, d’où des politiques d’immigration qui peuvent paraître absurdes d’un point de vue économique ou même démographique . Dans la mesure où une telle politique, fondamentalement raciste, trouve sa justification dans l’ordre d’un discours écologique, il y a lieu de se demander comment l’une et l’autre s’articulent dans une biopolitique qui lie à nouveaux frais le corps de l’étranger à une menace pour le corps social. Cette biopolitique ne semble-t-elle pas en effet beaucoup plus subtile et radicale que les politiques hygiénistes au XXè siècle, alors que le corps de l’étranger n’est plus perçu comme la source d’une pollution mais comme la cause immédiate potentielle d’un désastre écologique, la politique d’immigration n’étant ainsi qu’un volet d’une politique légitime de prévention et de gestion des risques ?

Cette perspective écologique appliquée aux rapports humains eux-mêmes, et non plus seulement aux rapports entre les hommes et la nature, c’est-à-dire éthologique en dernière instance, nous permet peut-être de penser comment l’arsenal juridique visant à réguler l’entrée et le séjour des étrangers s’encastre dans des lois et des dispositifs discriminatoires à l’encontre des « minorités visibles » qui peuvent être de très ancienne « origine » française (cas des ressortissants des DOM-TOM, des musulmans convertis et des ex-Français Musulmans d’Algérie résidant en France), alors qu’on a tendance à scinder, et certes à articuler, deux champs d’étude et d’action : celui relatif aux conditions d’entrée et de séjour des étrangers d’une part, et celui relatif aux discriminations en général d’autre part, en donnant le même statut (celui de la victime) aux discriminations liées au handicap, à l’orientation sexuelle, au genre, à l’origine ethnique... Pourtant, que ce soit à propos de la loi du 15 mars 2004 interdisant le port de signes religieux ostensibles à l’école ou du contrôle par l’Etat de la représentation officielle de l’islam de France (instaurant un statut d’exception pour cette religion dans la laïcité française, ici plus proche du modèle turc de la laïcité), ou encore à propos de la légalisation des statistiques ethniques dans le cadre d’une énième loi sur l’immigration adoptée par le Parlement le 23 octobre 2007 visant à mesurer non seulement les « discriminations », mais aussi « la diversité des origines » et « l’intégration » (quand seule cette dernière concerne spécifiquement les étrangers), force est de constater que les institutions ont entériné une représentation de l’étrangeté qui tout à la fois déborde le statut juridique des étrangers et cible une partie d’entre eux (ceux des troisième et quatrième cercles par rapport à l’espace de Schengen). Ainsi, la République française a institué un tort de l’étrangeté visible dans l’espace public qu’elle assimile au statut de l’étranger indésirable (« subi »), et qui enjoint à certaines catégories de populations définies selon les seuls signes ostensiblement présupposés de leur extranéité (ce qui recouvre un champ extrêmement vaste qui va de la couleur de peau au nom que l’on porte, en passant par la façon de se vêtir et les modes d’adresse aux autres en public) de montrer « patte blanche » avant de prétendre participer à la construction de l’identité nationale sous l’angle de la « diversité », c’est-à-dire du strict lieu de la définition raciste de la nation qu’elles incarnent.

Ce qui est troublant pour une généalogie de cette xénophobie d’Etat, et ce qui la rend aussi particulièrement efficiente, ce n’est en effet pas seulement la cannibalisation des principes universalistes qu’elle opère, alors que sont évidentes les populations qu’elles contribuent à stigmatiser, à savoir les populations non blanches-européennes-chrétiennes en général et noires, arabes et musulmanes en particulier. C’est aussi et surtout qu’elle évite les catégorisations raciales, ethniques et religieuses, catégorisations qui pourraient au demeurant justifier une véritable politique d’affirmative action, pour leur préférer des catégorisations éthologiques autour du couple notionnel civilité/incivilité, sous-tendant une conception naturaliste des interactions sociales de la vie quotidienne, et instituant le répertoire symbolique dans lequel ces interactions sont supportables. De sorte que les discriminations racistes seraient une façon de prémunir l’ordre social des situations d’embarras que ces interactions peuvent provoquer et des effets de dispersion, d’évitement, de résistance et de déconstruction qu’elles sont susceptibles d’entraîner, telles qu’Isaac Joseph les a décrites à la suite de Simmel et de Goffman, notamment dans son article fondateur, Résistances et sociabilités . Le plus troublant ici, c’est donc qu’une lecture positiviste – au sens où elle confondrait sciemment le droit et le fait, serait faite de ces analyses, de telle sorte que ces discriminations ne seraient plus perçues comme telles, mais comme une des modalités d’application du principe de précaution dans la société du risque décrite par Ulrich Beck . Il y a donc lieu ici de se demander s’il n’y a pas un point aveugle qui permette cette lecture, dans la sociologie d’Isaac Joseph qui est largement à l’origine de la redécouverte de l’Ecole de Chicago et de la réception de l’interactionnisme symbolique en France, et à sa suite chez la plupart des sociologues qui ont eu l’urbain pour objet durant ces trente dernières années. Ne serait-elle pas alors la conséquence d’une séparation du « politique » et du « civil », consécutive de la volonté de bien distinguer citoyenneté et civilité comme nous y invitait Isaac Joseph, en faisant « le rabat-joie devant tous ceux qui intronisaient rapidement le citadin comme citoyen » , ou en rappelant que « Goffman n’a jamais fait de déclaration sur les présupposés politiques de l’espace public et du civisme ordinaire » . Poser ainsi le problème, c’est poser à nouveau frais le procès qui a été fait à juste titre ces dernières années contre les politiques de « proximité » et de promotion de la « participation citoyenne » qui, précisément, confondaient citoyenneté et civilité entendue sous l’angle, par exemple, de la « parentalité » , de l’implication dans la « vie du quartier » ou de la « lutte contre les incivilités » . Cela vaut donc la peine qu’on s’y arrête un instant.

Avec encore le projet de « poursuivre Foucault », rappelons d’abord qu’Isaac Joseph entame dans l’article Résistances et sociabilités un virage épistémologique radical par rapport à ce dernier, en s’appuyant sur Jacques Rancière d’une part pour récuser « la métaphysique de la plèbe » à laquelle Foucault aurait selon lui céder pour rendre compte des résistances qui échappent aux dispositifs de pouvoir , et sur l’Ecole de Chicago d’autre part, notamment Louis Wirth, pour « naturaliser les résistances » . Si Isaac Joseph n’oublie pas, dans cet article comme dans le reste de son œuvre, la perspective politique dans sa dimension conflictuelle avec la philosophie de Jacques Rancière en arrière-plan, on peut cependant se demander comment cette dernière peut s’articuler à une sociologie qui « fait de la crise le régime normal de l’ordre urbain », et entend substituer « au vocabulaire politique de la « mise en place » qui est adapté à l’analyse d’objets institutionnels (…) le vocabulaire naturaliste de l’émergence des formes dans un milieu » . En effet, tout devrait opposer à première vue le philosophe de l’incommensurabilité de la politique et de la « police », de la rencontre de la logique égalitaire et de l’Etat sous la forme spécifique du « tort » , à « l’écologie urbaine » qui pense que les interactions sont solidaires de leurs modes de contrôle social, Isaac Joseph contribuant ainsi de façon décisive à l’élaboration du référentiel de la Politique de la Ville de la fin des années quatre-vingt dix, en situant l’enjeu de la « reconquête des territoires » et des « zones de non droit (…) qui vont à contre-courant des mouvements d’urbanité » à l’échelle de l’ensemble du territoire urbain et non plus seulement du quartier . Mais c’est peut-être justement dans cette exclusion réciproque entre ce qui est du registre de la politique et ce qui est de l’ordre des « mouvements d’urbanité », que réside la possibilité de les penser ensemble pour Isaac Joseph. C’est ce qui lui permettrait alors de penser l’espace public urbain comme cadre des interactions sociales à la fois avec Habermas, comme espace de délibération et de déploiement de l’action publique, et avec Rancière comme espace éphémère de la conflictualité politique lorsque le premier est défaillant.

Or, la conception qui sous-tend cette représentation des « mouvements d’urbanité » les associe à ce qu’Isaac Joseph appelle avec Goffman des « contacts mixtes » , c’est-à-dire à des modes d’interactions avec des membres de communautés stigmatisées, appelés à devenir des citadins ordinaires grâce aux services publics qui sont autant d’ « arènes publiques » susceptibles de désamorcer les embarras suscités par le stigmate et de soutenir ces interactions productives à la longue de « civilité » et/ou d’ « urbanité », donc d’ « intégration ». Si de fait l’on peut se demander avec Nilüfer Göle si les interactions dont les communautés stigmatisées participent ne sont pas plus l’occasion d’un phénomène récurrent de « ruptures de cadre » , bien plus que de contacts mixtes au devenir tout tracé, voire « naturel », un problème peut-être plus fondamental se pose alors. En conférant ainsi une positivité normative à ces interactions dont nous sommes parties prenantes, en encadrant une partie des rôles qui vont s’y jouer, en cherchant à les maîtriser au travers de « stratégies de qualification mutuelle » entre agents et usagers ou de dispositifs de « gestion urbaine de proximité » , ne cherche-t-on pas ainsi à s’immuniser de la communauté qui s’y déploie du fait qu’elles sont constitutivement émergentes et en tant que telles situées, vulnérables et incomplètes ? Ne cherche-t-on pas non plus à se prémunir des modes de subjectivation politique auxquelles elles peuvent donner lieu, du fait de la présomption d’égalité qu’elles supposent entre les participants qui s’y exposent et s’y rendent visibles ? N’opère-t-on pas finalement une inversion épistémologique entre Etat et société en situant l’institution du côté de « l’ordre des interactions » ? Et si les innovations constituent l’ordinaire de la vie quotidienne et caractérisent la nature humaine, doit-on penser comme exclusive du social « l’irruption tranchante, la survenue de ce qui met en question aussi bien l’idée de structure que celle d’évolution » , c’est-à-dire l’expérience d’une radicale étrangeté, que manque Simmel et que Goffman ne conçoit que comme manque d’expérience ?

L’hypothèse centrale de ce travail est donc que, par-delà leur opposition apparente, l’élucidation des conceptions communes qui sous-tendent la sociologie interactionniste et la critique de la politique de Jacques Rancière permettrait de comprendre comment la politique de contrôle de l’immigration et la Politique de la Ville sont coproduites et font système, depuis les premiers dispositifs Habitat et Vie Sociale d’une part et la mise en place du « million Stoléru » pour l’aide au retour des immigrés en 1977, jusqu’à la programmation de démolition massive des quartiers d’habitat social avec l’ANRU et la mise en place du Ministère de l’immigration et de l’identité nationale. Il s’agit notamment de comprendre dans quel mesure le « changement de paradigme pour les sciences sociales » auquel a correspondu « la redécouverte de Chicago » à l’aube des années quatre-vingt, accompagnée d’une critique de la politique conçue comme absolument irréductible au social, y a contribué, sachant que la redécouverte de Chicago et le choix opéré pour la critique de la politique de Jacques Rancière se sont opérés sur le constat d’un « épuisement » de « l’entreprise clinique et critique de Foucault » . Ce faisant, notre intention est moins de faire le procès de l’ingénierie sociale, comme l’a fait magistralement Sylvie Tissot dans la critique de la contribution des sociologues à la mise en place de Politique de la Ville en omettant significativement la contribution propre de la sociologie interactionniste , que de comprendre quels sont les points aveugles de cette sociologie qui a tenté - sans oublier la politique et avec une pertinence certaine lorsqu’elle suppose un tiers comme partie prenante de l’interaction symbolique et ne la réduit pas à une forme d’intersubjectivité, ou encore lorsqu’elle pense la ségrégation et les regroupements communautaires comme facteurs et non comme destructeurs du mode de vie urbain - de saisir la sociation même de l’être humain dans la trame la plus impolitique qui soit de sa vie quotidienne.

C’est pourquoi nous tenterons dans un premier temps de ressaisir cette sociation, en confrontant les sources philosophiques de la sociologie interactionniste, notamment la philosophie politique critique de Jacques Rancière, la microphysique du pouvoir de Michel Foucault qu’elle entend « poursuivre » en la naturalisant et la phénoménologie lévinassienne sur laquelle elle s’étaye lorsqu’elle pense le fait de devoir sauver la face comme enjeu de l’interaction, à la pensée de la communauté déployée par Roberto Esposito qui s’articule également à une lecture de Foucault et de Lévinas en tant qu’ils ont repéré les premiers la centralité biopolitique de la modernité . Nous pourrons alors mener la critique de l’écologie urbaine, notamment de sa conception de l’espace public urbain dont la figure majeure est celle de l’étranger, du « migrant comme tout venant » , qui semble pour le moins irréelle lorsqu’on la rapporte à l’institutionnalisation de la xénophobie à laquelle nous assistons. Ce qui nous permettra de comprendre, en relisant Walter Benjamin, comment l’imaginaire de l’urbanité que cette sociologie a contribué à instituer relève d’une fantasmagorie qui neutralise le déploiement des communautés de monde et la possibilité même d’un monde commun , en ouvrant la voie à la destruction biopolitique de l’expérience.


I. Contre l’éthologie, penser la communauté


1. La perspective de l’impolitique

La « perspective de l’impolitique » à laquelle nous nous référons a été ouverte par le philosophe Roberto Esposito, et invite à arpenter des horizons encore relativement inexplorés par la philosophie politique critique anti-totalitaire inaugurée par Hannah Arendt et l’Ecole de Francfort. Mais elle est à notre sens fille de la « nouvelle anthropologie politique » inaugurée par Pierre Clastres, avec son étude des sociétés amérindiennes des forêts tropicales, où il observe notamment que ce sont des prophètes qui, en dernière instance, empêchent la société des Indiens Guarani alors en expansion démographique de se constituer en Etat au tournant des XVè et XVIè s, en suscitant de grandes migrations religieuses vers la « Terre sans mal », et donc configurent en négatif l’institution politique de cette société contre l’Etat[1]. En effet, cette perspective de l’impolitique doit en premier lieu être bien distinguée de toute perspective apolitique, à laquelle on avait toujours jusque là arrimé les sociétés « primitives » réputées sans Etat, et plus généralement les « contacts primaires »[2] dans les sociétés traditionnelles. Mais elle est aussi le contraire même de l’antipolitique. C’est-à-dire qu’elle n’isole ni n’oppose un ordre distinct de lui, une autre réalité qui, dans l’existence, en serait la négation en termes de valeurs. Car la perspective de l’impolitique est précisément ce qui ménage la possibilité même de la politique telle que Hannah Arendt la conçoit en termes de « natalité »[3], dans la mesure où pour Roberto Esposito, le retrait du politique qu’elle suppose l’empêche de se constituer en Absolu :

L’impolitique est autre – le contraire – que la dépolitisation ou tout autre attitude apolitique. La distance – le retrait – qui le connote ne coïncide pas avec une négation du politique, de son langage, mais plutôt avec sa radicalisation qui le pousse au-delà de ses confins, au-delà de lui-même, dans son « négatif ». L’impolitique n’est pas la négation du politique : il est son négatif. C’est le politique même observé à partir de son confin, à partir de la limite, de la blessure qui le coupe ou l’interrompt dans son accomplissement même. Mais attention : je dis bien à partir de son confin. Non à partir d’une réalité extérieure qui, en tant que telle, n’existe pas. (…) L’impolitique n’oppose aucune valeur au politique. Il est ce qui, au contraire, le libère définitivement de la valeur, ce qui critique toute considération du politique en termes de valeur, toute valorisation du politique. La valorisation du politique – sa constitution en Absolu – est ce que l’impolitique critique en tant que théologie politique, c’est-à-dire en tant que confusion entre le niveau du Bien (soit de la Vérité, ou de la Justice) et celui du pouvoir. Pour l’impolitique le Bien est irreprésentable par le pouvoir, tout comme le pouvoir ne peut traduire dialectiquement le mal en Bien.[4]

La perspective de l’impolitique s’apparente donc à ce qui rend opératoire « l’espace entre les hommes » qu’est la politique selon Hannah Arendt[5], c’est-à-dire aussi la distance à l’Etat, ce que Jacques Rancière nomme l’an-arkhè et qui est selon lui le propre de la logique politique[6]. Mais à la différence de ce dernier, qui oppose la politique à la police comme deux ordres de réalité distincts, la logique politique n’étant qu’un « accident provisoire »[7] par rapport à la continuité de l’Etat, Roberto Esposito n’oppose pas la politique à l’exercice du pouvoir, mais bien deux modes d’exercice du pouvoir selon que l’on adopte la perspective de l’impolitique ou une perspective gnostique du politique, selon donc qu’on accepte que rien n’échappe jamais au conflit du pouvoir ou que l’on vise à instaurer un ordre qui le transcende. C’est pourquoi en définitive, « le comportement impolitique » qui récuse toute constitution du politique en Absolu et lui permet éventuellement de se déployer contre l’Etat, « s’identifie avec celui du grand réalisme politique à partir de Machiavel, voire de Thucydide »[8] :

Le « pôle positif », le Bien, est, pour l’impolitique, irreprésentable, voire l’Irreprésentable même. Voilà pourquoi il ne faut pas le confondre avec le pouvoir. Mais on ne peut pas non plus le concevoir comme alternative effectivement praticable. Contre tout idéalisme ou utopisme politique, l’impolitique assume le point de vue rigoureusement réaliste de l’inexistence de toute réalité soustraite au conflit du pouvoir. Pour l’impolitique l’extension du conflit coïncide avec l’extension de la réalité. C’est cela qui en interdit toute acception dualiste ou gnostique : comme quelque chose de positif opposé de l’extérieur au langage du conflit.[9]

Ainsi, si Roberto Esposito est évidemment beaucoup plus proche de la critique de la politique de Jacques Rancière que de la « nouvelle science du politique » anti-moderne d’Eric Voegelin, en se situant « à égale distance critique entre dépolitisation moderne et théologie politique »[10], il s’en distingue néanmoins sur un point fondamental, à savoir la question de l’origine de la communauté, c’est-à-dire celle de son articulation avec la question de la politique. En effet, l’opposition irréductible de la logique policière à la logique politique, visant à saisir celle-ci dans son épure, aboutit à ce résultat paradoxal que c’est la police qui est en définitive toujours et partout au fondement de la communauté, la politique étant radicalement impuissante à la transformer par elle-même. Résultat paradoxal, car élaborée contre la philosophie politique en général et la « métapolitique » marxiste en particulier, en tant qu’elles prennent pour point de départ l’inégalité des hommes entre eux, la pensée de la politique de Jacques Rancière présuppose une radicale égalité des hommes entre eux du seul fait qu’ils parlent, ce qui en fait certainement une des plus abouties et des plus stimulantes pour appréhender la tension jamais résolue entre l’Etat et la politique d’un point de vue pragamatique. Pour autant, d’un autre point de vue elle reste dépendante sur le plan herméneutique de la dialectique positive hegeliano-marxiste, car la logique égalitaire se manifeste comme pure instance de négation de la logique policière sans parvenir à changer les fondements de cette dernière, celle-ci réussissant toujours à neutraliser la contradiction, par exemple à Rome avec la création de l’institution des tribuns de la plèbe après le retrait de la plèbe sur l’Aventin[11]. C’est que pour Rancière, la logique égalitaire est absolument étrangère au social, très exactement hors du social, et ne trouble la logique policière qu’au travers d’une subjectivation radicale et absolue qui, en tant que telle, est étrangère à tout processus sociologique et ne peut donc avoir aucune prise durable sur lui. Or, « mettre purement la dialectique au compte du sujet » comme l’affirme Adorno, cela équivaut à « supprimer la contradiction pour ainsi dire par elle-même », et donc à « éliminer la dialectique en l’étendant en totalité »[12]. Si donc la logique politique selon Rancière fait advenir de façon éphémère et exceptionnelle une autre communauté, celle du « litige » sur l’existence même de la communauté, celle-ci se surimpose à l’ordre social mais ne le défait pas, car n’ayant pour seul enjeu que sa propre existence intersubjective, elle est radicalement sans objet :

« Cet acte toujours singulier de l’égalité ne peut consister dans aucune forme de lien social. L’égalité se change en son contraire dès qu’elle veut s’inscrire à une place de l’organisation sociale ou étatique. (…) Aussi les deux processus doivent-ils rester absolument étrangers l’un à l’autre, constituant deux communautés radicalement différentes, fussent-elles composées des mêmes individus, la communauté des intelligences égales et celle des corps sociaux agrégés par la fiction inégalitaire. (…) Dans l’ordre social, il ne peut y avoir de vide. Il n’y a que du plein, que des poids et des contrepoids. La politique n’est ainsi le nom de rien. Elle ne peut être rien d’autre que la police, c’est-à-dire le déni de l’égalité. (…) La politique est affaire de sujets, ou plutôt de modes de subjectivation. (…) Formellement l’ego sum, ego existo cartésien est le prototype de ces sujets indissociables d’une série d’opérations impliquant la production d’un nouveau champ d’expérience. Toute subjectivation politique tient de cette formule. Elle est un nos sumus, nos existimus. Ce qui veut dire que le sujet qu’elle fait exister n’a ni plus ni moins que la consistance de cet ensemble d’opérations et de ce champ d’expérience. »[13]

Aussi Rancière propose-t-il en dernière instance une définition normative de la politique, alors qu’une telle définition devrait être en elle-même contradictoire avec l’absence de principe qui la caractérise comme toujours radicalement irruptive, et a-t-il tendance à exercer une véritable « police des frontières », selon le joli mot de Charlotte Nordman[14], pour distinguer ce qui est politique de ce qui est policier. En effet, si la logique politique est censée pouvoir être à l’œuvre dans toutes les configurations social-historiques, comme avec la plèbe de Rome se retirant sur l’Aventin, elle ne s’actualise vraiment aux yeux de Rancière que dans le cadre du mouvement ouvrier contemporain[15]. Ainsi, significativement, Jacques Rancière dénie aux révoltes de novembre 2005 tout caractère politique parce qu’elles n’auraient pas constitué « une scène d’interlocution reconnaissant l’ennemi comme faisant partie de la même communauté »[16], de même qu’il regrette que les sans papiers qui « parlent volontiers le langage de la dignité », ne parlent pas celui politiquement correct, pour ainsi dire, de l’égalité et de la liberté[17]. Et cela uniquement parce que la communauté politique de Rancière ne concerne que le sujet indivis cartésien, advenant dans la stricte mesure où « toute subjectivation est une désidentification, l’arrachement à la naturalité d’une place, l’ouverture d’un espace de sujet où n’importe qui peut se compter »[18]. Or, si cet espace de sujet, celui du sujet soi-disant moderne et universel où n’importe qui peut se compter est à la fois le tout de la politique et le tout du sujet, plus rien ne peut plus le troubler ni même politiquement le concerner, ainsi qu’on peut le constater avec Roberto Esposito :

Les individus modernes deviennent vraiment tels – c’est-à-dire parfaitement in-dividus, individus « absolus », délimités par une ligne frontière qui à la fois les isole et les protège – seulement s’ils sont préalablement libérés de la « dette » qui les lie les uns aux autres, s’ils sont exemptés, exonérés, dispensés de ce contact qui menace leur identité en les exposant à un possible conflit avec leur voisin, en les exposant à la contagion de la relation.[19]

Toute autre est en effet l’appréhension de la communauté par Roberto Esposito : faille constitutive du sujet, elle est fondamentalement un vide, une dette, un don à l’égard de l’autre. Pour lui, la communauté n’est pas l’objet de la tension entre l’Etat et la politique, mais cette tension est la communauté elle-même, dans la mesure où elle figure la limite qui empêche le politique de se constituer en absolu, de s’immuniser par rapport à la charge, la dette qui l’innerve. Aussi la communauté ne se laisse-t-elle définir que négativement : la communauté est donc fondamentalement impolitique, c’est-à-dire qu’elle ne se laisse appréhender que du fait d’empêcher le politique de s’autonomiser, de s’immuniser par rapport à elle. Saisie de la sorte, la communauté échappe au caractère fantasmatique qui semble nécessairement habiter toute pensée à son égard[20], à tout mythe communautariste et à tout archétype, aboutissant « à un renversement à 180 degrés de la synonymie commun-propre inconsciemment présupposée par les philosophies communautaires et au rétablissement de l’opposition fondamentale : le commun n’est pas caractérisé par le propre, mais par l’impropre – ou plus radicalement par l’autre »[21] :

Sujets finis – coupés, traversés par une limite qui ne peut être intériorisée parce qu’elle constitue précisément leur « dehors », parce qu’elle est l’extériorité sur laquelle ils débouchent et qui les pénètre dans leur non-appartenance commune. C’est pourquoi la communauté ne peut être pensée comme un corps, comme une corporation dans laquelle les individus se fondraient en un individu plus grand. Mais elle ne doit pas non plus être entendue comme la « reconnaissance » réciproque et intersubjective qui pourrait leur renvoyer un reflet confirmant leur identité initiale. Elle ne doit pas être entendue comme un lien collectif qui viendrait, à un certain point, relier des individus auparavant séparés. La communauté n’est pas une manière d’être – et encore moins de « faire » - du sujet individuel. Elle n’est pas sa prolifération ou sa multiplication, mais son exposition à ce qui en interrompt la fermeture et qui le retourne à l’extérieur. Elle est un vertige, une syncope, un spasme dans la continuité du sujet.[22]

L’opposition fondamentale propre/impropre, entre l’immunité et la communauté, se substitue donc à celle que concevait Rancière entre l’Etat et la politique. Cette dernière n’est plus absolue, car elle est entièrement tributaire de la première : la politique ne s’oppose absolument à l’Etat que dans la mesure où celui-ci oppose un déni à la communauté – ce qui n’est pas le cas, par exemple, de la cité grecque. En effet la tension qui les lie bien plus qu’elle ne les oppose, n’est que relative à celle qui lie la subjectivité à la communauté. Ainsi cette tension n’est plus, dans son acception moderniste (celle des philosophies politiques qu’Esposito qualifie de « communautaires »), celle qui permet de penser une subjectivité coïncidant avec elle-même, enfin désencombrée du carcan communautaire (que celui-ci soit assimilé à l’Etat ou à une communauté traditionnelle), mais est au contraire celle qui condamne en quelque sorte le sujet à son inachèvement et qui l’expose à ce qui communément le limite. Ainsi déliée du « charme du nom d’Un » qui l’opposait à la pluralité de l’humaine condition, la communauté délivre du même coup la subjectivité de ce même charme, ce qui équivaut à renverser le trône où Descartes l’avait placée. Si bien que c’est le paradigme même de la modernité occidentale, sur lequel se fonde ses laudateurs comme ses critiques les plus virulents, qui s’en trouve altéré :

[L’immunisation] peut être considérée comme l’une des clefs analytiques de l’ensemble du paradigme moderne, aux côtés et plus que d’autres modèles herméneutiques tels que ceux exprimés par les lemmes de « sécularisation », « légitimation », « rationalisation » qui en voilent ou en affaiblissent la prégnance lexicale. Et cela parce que résonne en eux effectivement le détachement à l’égard du passé pré-moderne, mais pas l’inversion de perspective ni la puissance de négation qui opposent directement immunitas à communitas. L’immun n’est pas simplement différent du commun, il en est le contraire. Il est ce qui le vide totalement jusqu’à l’extinction complète non seulement de ses effets, mais de son présupposé même.[23]

Afin de prendre la mesure de cette puissance de négation que la communauté met en jeu, il convient d’explorer ce qui à la fois limite le sujet et l’expose publiquement, à savoir son propre corps, dont on sait depuis Bourdieu combien il est « social », mais dont on ne s’est peut-être pas encore rendu compte combien il était, en même temps, le lieu d’une expérience du public sans laquelle aucune action politique n’est pensable. Si bien que l’anarchie qui serait source de toute communauté selon Rancière et Esposito, y trouverait peut-être bien mieux que dans le langage sa condition de possibilité.

[1] Cf. CLASTRES Pierre, La société contre l’Etat, Paris, Editions de Minuit, 1974, p.182-183. Au sujet des perspectives inaugurées par Pierre Clastres pour la philosophie politique critique, mais qu’il n’a pas eu le temps de développer, ABENSOUR Miguel (dir.), Pierre Clastres ou une nouvelle anthropologie politique, Paris, Seuil, 1987.
[2] Tels que les conçoit encore Louis Wirth, en les opposant aux « contacts secondaires » caractérisant selon lui le mode de vie urbain, dans son célèbre article de 1938, « Le phénomène urbain comme mode de vie », in GRAFMEYER Yves et JOSEPH Isaac (dir.), L’Ecole de Chicago. Naissance de l’écologie urbaine, Paris, Aubier 1984/1990, p. 255-281, p. 267.
[3] Cf. ARENDT Hannah, Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1961-1983, p. 314.
[4] ESPOSITO Roberto, « La perspective de l’impolitique », in Tumultes, n° 8, Paris, L’Harmattan, 1996, p. 59-69, p. 62-63.
[5] Cf. ARENDT Hannah, Qu’est-ce que la politique ?, Paris, Seuil, 1995, p. 33.
[6] Cf. RANCIERE Jacques, op.cit., p. 33.
[7] Cf. RANCIERE Jacques, Aux bords du Politique, Paris, La Fabrique-Editions/Gallimard, 1998, p. 174.
[8] ESPOSITO Roberto, « La perspective de l’impolitique », art. cit., p. 63.
[9] Ibid.
[10] Ibid., p. 62. Au sujet de VOEGELIN Eric, La nouvelle science du politique. Une introduction, Paris, Seuil, 2000, avec qui Hannah Arendt a entretenu une controverse majeure sur l’interprétation du totalitarisme, cf. TASSIN Etienne, Le Trésor perdu. Hannah Arendt, l’intelligence de l’action politique, Paris, Payot, 1999, p. 132-140.
[11] Cf. RANCIERE Jacques, La Mésentente…, op. cit., p. 48.
[12] ADORNO Theodor W., Dialectique négative, Paris, Payot, 2003, p. 198.
[13] RANCIERE Jacques, La Mésentente…, op. cit., p. 58-60.
[14] Cf. NORDMAN Charlotte, Bourdieu / Rancière. La politique entre sociologie et philosophie, Paris, Editions Amsterdam, 2006, p.138
[15] Cf. RANCIERE Jacques, Aux bords du Politique, Paris, La Fabrique-Editions/Gallimard, 1998, p. 68-69. Non seulement, Jacques Rancière fait peu de cas des révoltes urbaines de la première modernité, telles que le Carnaval de Romans ou la révolte des Ciompi, mais il ignore plus encore la récurrence des révoltes antifiscales du XVIè au XVIIIè s. dans le monde rural auxquelles ressemblent beaucoup, d’un point de vue phénoménologique, les émeutes urbaines de la France du temps présent (cf. notre article « Les grandes « émotions » de novembre 2005. Perspectives pour un résistible nouvel échec politique à gauche », version publiée sur le site des indigènes de la république le 10 mai 2006, note 5, http://www.indigenes-republique.org/spip.php?article202).
[16] Cf. Libération, 18 janvier 2006.
[17] Cf. Mouvements, n°3, Crise de la politique et nouveaux militants, mars-avril 1999, p.134-135.
[18] RANCIERE Jacques, La Mésentente…, op. cit., p. 60.
[19] ESPOSITO Roberto, Communitas. Origine et destin de la communauté, Paris, PUF, 2000, p. 27.
[20] Cf. TASSIN Etienne, Le trésor perdu. Hannah Arendt, l’intelligence de l’action politique, Paris, Payot & Rivages, 1999, p.511.
[21] ESPOSITO Roberto, op. cit., p.20.
[22] Ibid., p. 21.
[23] Ibid., p. 26-27.

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